Dès la publication du précédent article de cette série, j’eus le regret de ne pas avoir parlé de telle ou telle autre chose. Une belle journée avec des amis à Ars-sur-Formans ; la lecture d’Amer Béton de Taiyo Mastumoto ; tel moment avec Lelia et Elena ; et bien d’autres faits ou événements ou pensées. Cependant, l’article était déjà bien long. 1200 mots, et la tentation du bavardage.
Puis, les jours suivants, peut-être à cause des mots précédents, rien écrit. Jamais je n’ai pu m’astreindre à une auto-discipline sur le long-terme : si j’écris tant une semaine, j’écris dans une autre proportion la semaine suivante, et souvent sur tout autre chose. Cela s’étend jusqu’au style : tantôt telles options de syntaxe, tantôt telles autres, sans véritable unité.
Nous regardons Control d’Anton Corbijn, et toute la fin de semaine je songe à écrire un article intitulé « Note sur le suicide d’Ian Curtis ». Cela fait des années que je prends des tas de notes sur le suicide, toutes les ébauches de roman que j’ai écrites tournaient autour du suicide. L’une de ces ébauches était d’ailleurs un roman par lettres de suicide : tout un groupe de personnages se suicidait un par un. A partir de la deuxième lettre, la puis les lettres précédentes étaient citées ; c’était d’ailleurs le choc lié à ces lettres qui amenaient un ou deux autres personnages au suicide. Seul le dernier ne se suicidait pas ; il se mariait, avait des enfants. Comme le plupart de ces ébauches de roman, cela pêchait parce que trop personnel : le dernier personnage était moi-même, les autres ce que j’aurais pu être si je n’avais pas rencontré Anaïs.
J’avais plein d’idées pour l’article sur Ian Curtis, et ne vais pas les énoncer ici, car j’ai encore espoir de pouvoir l’écrire. Mais ce sera là encore un article trop personnel, vraisemblablement. Néanmoins, le fait d’avoir songé à cela durant la fin de semaine m’a rendu mélancolique, si ce mot a encore du sens. J’écoutais un par un les albums de Fontaines D. C. : l’association d’idées m’est venue, car c’est en regardant le film de Corbijn que je me suis rendu compte à quel point Grian Chatten avait calqué son jeu de scène sur celui du leader de Joy Division. Un Ian Curtis avec plus d’énergie vitale, des textes qui, même violents ou mélancoliques, cherchent un progrès, des éclairs et des pentes ascendantes plutôt que la descente aux enfers.
Songeant à cet article encore non écrit, ne parvenant à l’écrire car remué par la tristesse et ne voulant pas remuer cela plus, je laissai peu à peu tomber l’idée d’écrire ma chronique du dimanche sur le recueil de Charles Reznikoff, A la source du voir et du vivre. Cela aussi, c’est un article encore à écrire. Peut-être samedi soir ou dimanche matin, en rentrant de Suisse ?
Car oui, la Suisse. Les bords du lac Léman à Lutry, Sion, Gruyères, Berne. J’apprécie lire les blogs de voyage car ils m’apprennent des choses, mais je suis peu friand de ce genre d’écriture (je veux dire : pour moi-même). Je pourrais garder des détails : le surf électrique, et ses surfeurs joyeusement ridicules et ridiculement joyeux ; le constat, à Berne, que mon allemand n’est pas si rouillé que cela ; à l’hôtel, une certaine lassitude en lisant L’Ennui d’Alberto Moravia ; la couleur du lac le matin ; le fait que la plupart des maisons suisses aient l’air de la maison de Madame Proprette, dans les livres pour enfants de Roger Hargreaves ; au Zentrum Paul Klee, le plaisir de voir ces œuvres, le plaisir de la bibliothèque ouverte où j’ai lu une édition reprenant les volumes de La Révolution surréaliste ; cette lecture et ces visions m’amenant à écrire le texte « Le mot liberté », à un café italien, pendant qu’Anaïs lisait Tolstoï en face de moi.
Il fait chaud. Je lis Grand Poisson de Fabrice Sanchez, avec un certain plaisir. « Pour en finir avec les discours autoritaires et réactionnaires sur l’école », comme il me l’écrit dans sa dédicace. Oui, il est grand temps de progresser, c’est-à-dire d’émanciper. Non pas seulement attendre la fin de cette période dégueulasse, mais la pousser vers la sortie. Ce n’est impossible que pour les gens qui croient que c’est impossible.
Cette nuit, j’ai fait un rêve étrange.
L’Église — je fais partie de ces cathos de gauche, tendance LFI — semblait perdue, incapable de répondre à une vague de désespoir et de suicides, sans retomber dans son vieux travers : faire la morale.
Dans ce rêve, j’étais moi-même désespéré. Il n’y avait pas d’issue, sauf peut-être en suivant le chemin de Jésus chassant les marchands du Temple.
Est-ce votre texte d’hier qui a semé cette graine lointaine dans mon esprit ?
En tout cas, ce matin, comme par une étrange synchronie, le premier texte que je lis… c’est le vôtre.
Merci.
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