La dérive.
Sens négatif, d’abord : ce qui perd son chemin contre son gré, ne retrouve plus la rive et risque la mort en haute mer.
Comme plusieurs expressions de ce type, c’est le XXe siècle poétique qui lui a donné une vertu positive. Il faut aller loin du connu, prendre le risque de l’errance, perdre le rivage pour espérer déboucher sur une terre nouvelle, continent ou archipel.
Baudelaire détestait « les lignes qui bougent » et serait horrifié de voir tous ces politiciens dire qu’ils souhaitent « faire bouger les lignes » (les reproches qu’on peut faire aux gouvernements occidentaux actuels sont d’ailleurs proches de ceux qu’il faisait à Napoléon III dans ses cahiers). Néanmoins, c’est l’envoi des Fleurs du Mal (« Le Voyage ») qui nous invite le plus clairement à l’inconnu, au nouveau, au voyage en mer dont on ne sait où il mènera.
La dérive devient une pratique fameuse chez Guy Debord. Je l’ai pratiquée, parfois, et je vois des amis plus jeunes faire de même, avec différentes variations : marcher au hasard ; prendre le premier train annoncé quand on arrive à la gare ; diverses combinaisons aléatoires pour commencer un voyage. Dans Panégyrique, Debord suggère que la pratique situationniste consistait essentiellement à marcher bourré dans Paris, ce qui est de fait une des activités les plus plaisantes au monde. Néanmoins, la dimension politique manque : on a passé un bon moment, on n’a participé à l’émancipation de personne.
Je me suis dit cela après une dérive parisienne ; j’étais en classes préparatoires, interne au centre de Paris, venais de lire le Rapport sur la construction de situations, et faisais quelques expériences. En rentrant, je pus faire le point sur les belles choses vues (le hasard m’avait mené entre autres au musée Delacroix, que je ne connaissais pas jusque-là), mais l’expérimentation était personnelle : le situationnisme avait tout de même une visée politique et, si j’analysais froidement l’action, j’avais passé une belle journée touristique de classe moyenne intellectuelle, rien de plus. J’en tirais la phrase : La dérive a fait dériver le situationnisme hors de la politique.
C’était sévère ; la phrase est injuste. Un debordien dirait que c’était une pratique parmi d’autres pour s’approprier la ville, que le but était une révolution permettant à chacun de réaliser cette appropriation (le salarié crevé à la tâche -en burn-out dirait-on aujourd’hui- ne peut pas encore la réaliser). Il faut des pratiques pour casser la logique logement-transport-travail-supermarché, pour penser soi-même hors du cadre normatif et avilissant dans lequel le système économique veut nous enfermer. Certes. La dérive est une politique du dimanche.
En commençant, ce texte, je ne comptais pas parler autant de Guy Debord. J’ai dérivé, c’était fatal. J’écris souvent ainsi : les premiers mots viennent impulsivement, et le reste en découle ; cela n’en dérive pas logiquement, mais par associations. Ce n’est pas réellement de l’écriture automatique, d’ailleurs mes associations s’expliquent beaucoup plus facilement que les associations des poètes surréalistes, -mais j’ai besoin que le lecteur ait l’impression de partir loin, d’être emmené bien loin du premier vers ou de la première phrase, ne plus savoir où il en est. La rêverie, en somme, est la dérive écrite. Puisque seul le son -d- est ajouté dans « dérive » par rapport à « rêverie », on pourrait dire que le dérive est une rêverie à laquelle on a ajouté un coup de dé initial. Une rêverie avec une procédure aléatoire.
Un risque est celui du bavardage. La conversation, le texte ou le chemin dérivent, on ne sait plus où on en est, le processus s’effiloche. Un autre risque est la perte d’intérêt : s’il n’y a pas de trame, à la moindre bifurcation peu intéressante, la lassitude peut percer. Cependant, dans la dérive, l’individu donne des coups de barre, réfléchit à l’horizon qu’il vise, va à droite puis à gauche : ses actions sont nombreuses. Je me disais que montrer ces bifurcations, les expérimenter et les analyser, pourrait permettre de saisir comment l’individu fait des choix, penser dans une situation qu’il n’a pas auparavant pensée. Objectivation pour comprendre, progresser dans la pensée, peut-être. La dérive est un art du labyrinthe : l’art de savoir bien bifurquer. Puisque nous sommes jetés dans un monde dont nous ne connaissons qu’une infime partie, nous sommes tous à la dérive (dans l’univers, dans la société, dans le langage). Nous ne surplomberons jamais rien. Nous pouvons, néanmoins, cultiver l’art de la bifurcation.
Troublant. J’ai reçu une notification de mon agrégateur de flux RSS à propos de cet article sur la dérive, alors même que j’étais en train de lire le « formulaire pour un urbanisme nouveau » d’Ivan Chtcheglov…
« L’activité principale des habitants sera la dérive continue. Le changement de paysage d’heure en heure sera responsable du dépaysement complet. Le couple ne passera plus ses nuits dans sa maison d’habitation et de réception, raison sociale habituelle de banalisation. La chambre d’amour sera plus éloignée du centre de la ville : il se recréera tout naturellement pour les partenaires la notion d’excentricité, dans un lieu moins ouvert à la lumière, plus dissimulé, pour retrouver le climat de secret. La démarche contraire, recherche d’un centre de pensée, procédera de la même technique. »
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Bonjour 😊
Excellent !!
< cultiver l’art …
… Ou jusqu’à … ‘Dérive & Complaisance ‘, là, où tout album improbable, se trouve volontairement en marge des modes actuelles, bifurcations, aux jours qui se lèvent , MANIFESTEMENT …
Bon dimanche , amitiés !
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