Les aphorismes 10, 11 et 12 des Minima Moralia fonctionnent ensemble. Il est pertinent de les lire d’une seule traite : le mariage (10), le divorce (11) et l’adultère (12). Le 13e est ensuite radicalement différent, puisqu’il parle de l’intellectuel immigré, revenant sur un thème présent au début de l’œuvre. Comme j’ai commencé à travailler aphorisme par aphorisme, je respecte la séparation opérée par Adorno ; mais, le 11e aphorisme complexifiant le 10e, et proposant en vérité des analyses bien plus satisfaisantes, j’y ferai référence dès ici.
Le dixième aphorisme des Minima Moralia traite du mariage. C’est le premier aphorisme avec lequel j’ai un réel problème. J’ai eu tendance, dans un premier temps, à accuser ma subjectivité : Adorno critique le mariage et je suis marié, est-ce donc là l’origine de mes doutes quant à sa pertinence ? Et donc, si j’apprécie ou désapprouve des pensées en fonction de ma propre existence, est-ce que cela n’est pas arrivé avec des aphorismes précédents que j’aurais loués ? On peut toujours faire ce genre de présuppositions, qui sont en vérité faciles ; les lecteurs et citoyens, cherchant toujours dans un livre ou une idée un sale petit secret, pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze, -comme si toute pensée ne se justifiait que par un présupposé plus ou moins vil. Nietzsche a initié ce genre d’enquêtes, lui qui pourtant se revendiquait sans cesse du noble contre le vil. D’ailleurs, ses biographes ne se sont pas gênés pour aller chercher son sale petit secret à lui : détestation des femmes parce qu’il haïssait sa mère et sa sœur et subit des râteaux de tout le monde à part des prostituées qui lui filèrent la syphilis en échange, détestation du protestantisme par rejet de son père, etc. Le freudisme de comptoir a donné à tout cela une touche de complexe d’Oedipe, et le tour était joué : on n’avait plus besoin de s’intéresser aux textes, seulement d’aller chercher le trouble derrière.
Ainsi ai-je dû relire plusieurs fois cet aphorisme et les suivants, pour tenter d’en saisir la pensée profonde ou la nature profonde du problème que j’y décelais. Il y a apparemment une contradiction entre le dixième et le onzième aphorisme. Le dixième commence par une condamnation nette du mariage, « dont la sinistre parodie se maintient à une époque qui a pourtant ruiné les droits de l’Homme sur lesquels il repose » ; le onzième présente le mariage comme « une des dernières possibilités que l’on ait encore de constituer des cellules d’humanité au sein de l’Universel inhumain ». On peut arguer que dans l’aphorisme 10, une possibilité positive existe, celle « où chacun mènerait pour lui-même sa propre existence indépendante (…) mais où par contre l’un et l’autre assumeraient, par un acte de liberté, la réciprocité d’une responsabilité mutuelle ». Je crois néanmoins que cette présentation-là reste très allusive, beaucoup trop courte pour donner un réel aperçu, le réel espoir de « cellule d’humanité » annoncée dans l’aphorisme suivant. Sans doute Adorno ne s’est-il pas donné comme tâche de faire, dans cette œuvre et les suivantes, des propositions, mais d’assumer une négativité complète. Il n’empêche qu’on reste sur notre faim.
Un problème plus général repose sur la première phrase, que j’ai citée plus haut. Le mariage repose sur les droits de l’Homme, vraiment ? J’avoue mal comprendre : il y avait pourtant des mariages avant le XVIIIe siècle… J’ai vu passer à de nombreuses reprises ce genre d’idées, dans la prose marxiste, et entendu cela également chez mes amis irrigués par le marxisme : la présentation du mariage comme une institution bourgeoise. Pourtant, on se mariait dans l’Antiquité, au Moyen âge, et on célébrera encore des mariages après la fin de l’ère bourgeoise et même après la fin de toute religion. Peut-être Adorno voulait-il parler exclusivement du « mariage de type bourgeois » et a-t-il utilisé le terme « mariage » par commodité ? Le mariage ne repose en effet en premier lieu pas tellement sur les droits de l’Homme, mais sur la religion.
Le mariage bourgeois est bien, comme le dit Adorno, un mariage d’intérêt. Les nobles faisaient des alliances pour les terres et le nom ; les femmes, alors, y étaient presque toujours réduites à de la monnaie d’échange. Les bourgeois ont transféré ça dans les intérêts pécuniaires. Ces deux classes n’ont, pour la quasi totalité de leurs membres, gardé la cérémonie religieuse que comme apparat. La généralisation de l’adultère prouve bien la formalité de l’ensemble, le fait que le caractère sacré du mariage n’était qu’une surface sans contenu réel.
On pourrait croire qu’il n’y avait guère qu’un personnage de Madame de La Fayette pour prendre au sérieux le caractère chrétien du mariage. Mais, en vérité, les gens qui ont pris le mariage au sérieux ont été nombreux. La « généralisation de l’adultère » est un effet d’optique : cela scandalise et scandalisait, cela faisait de bonnes histoires pour les romans (La Princesse de Clèves est l’origine de tous ces romans-là), c’était donc marquant, et on s’est mis à croire que tout le monde trompait tout le monde. Les mariages heureux n’ont pas de saveur tragique, aussi ont-ils été passés sous silence. « Vivons heureux, vivons cachés » : on oublie donc qu’une part substantielle de l’humanité a été heureuse en mariage, malgré tout.
Il y eut l’influence de la religion, puis il y eut la question de l’amour. Cela aussi, dans les trois aphorismes d’Adorno, cela n’entre pas en ligne de compte. Personne, au XXe siècle, ne sait quoi faire de l’amour. Les grands poètes d’amour nous ont trahis : Apollinaire a écrit à trop de femmes différentes pour que ce soit sérieux ; André Breton également ; quant à Louis Aragon, probablement le plus grand poète d’amour de notre histoire, on lit désormais son œuvre sous l’angle de son homosexualité refoulée, et du fait qu’il a tout renié après la mort d’Elsa. Aussi, l’amour heureux est loin d’avoir obtenu une place de choix dans nos représentations culturelles. Le fait qu’on puisse s’aimer, qu’on puisse se marier parce qu’on s’aime, que cet amour et ce mariage puissent durer, font l’effet d’un adunaton. Les gens qui sont heureux en amour ont presque honte d’en parler. Les autres les regardent avec un petit sourire narquois. Aussi, on préfère ne rien dire. « Vivons heureux, vivons cachés » : il y a des tas de gens heureux et vous ne le saurez jamais.
Mais je m’étends tout à fait inutilement. Nous sommes en 1944, et Adorno doit liquider le mariage bourgeois. Bien sûr qu’il fallait liquider ce mariage-là : le mariage obligatoire, le mariage d’intérêts économiques, forcé pour les pauvres car une personne seule sombre dans la misère, forcé pour les riches car il leur permet de devenir encore plus riches. Ce mariage-là est fondé sur le modèle de l’entreprise. Il ne faut donc pas s’étonner que nos grands bourgeois actuels font des mariages de cinq ans, font deux enfants à une femme, puis vont avec une autre, etc. « Ce salaud, il montait des franchises », comme le dit Tyler Durden de son père dans Fight Club. Ce mariage-là aussi, il faut le liquider.
Reste la possibilité de constituer une « cellule d’humanité ». L’expression est belle, l’horizon aussi. Plus largement, c’est cela qu’il faudrait creuser. Nos générations actuelles explorent telle ou telle manière d’envisager des unions riches (plus forcément liés au mariage). Je crois néanmoins qu’on peut se marier avec la certitude que l’amour peut durer.
Les Grecs et les Romains séparaient la procréation, le sexe et l’amour. Le mariage était le lieu de la procréation, et c’est tout. Les cours européennes du Moyen âge et surtout de la Renaissance ont finalement suivi cet exemple, en y ajoutant les intérêts de classe. Les bourgeois ont fait de même. C’est le christianisme, adossé à l’éthique stoïcienne de la fin de l’empire romain, qui affirme qu’il faut réunir procréation, sexe et amour. Cela doit se faire avec la même personne. Nobles et bourgeois ont accepté cet impératif formellement, en le contournant sans cesse. Quant à nous, si nous choisissons de lier ensemble, en toute conscience, procréation, sexe et amour, eh bien, je suis navré de vous le dire, mais nous faisons un mariage chrétien. Notre inappréciable avantage est que nous n’y sommes pas contraints. Moi, ça me convient ainsi.