L’un de mes sujets d’oraux de philosophie, en khâgne, était : « Que nous rappelle la fatigue ? » C’est l’un des rares lors desquels j’avais eu une relative réussite. Je ne me souviens plus ce que j’avais dit, si ce n’est que mon introduction était une citation de Saint-John Perse que j’avais inventée pour l’occasion. Le « colleur » m’avait félicité pour cette citation, « très appropriée au sujet ». Il m’avait dit que j’aurais pu aussi mentionner « ce pauvre Lamartine, qui a l’air d’être toujours fatigué ». Si je devais la refaire aujourd’hui, je parlerais sans doute du texte « L’épuisé », que Gilles Deleuze a consacré à Samuel Beckett, et que j’ai découvert bien plus tard. J’y repense ces temps-ci, bien sûr parce que je suis fatigué. Je me demande alors : que devrait me rappeler cette fatigue ? Que l’administration actuelle en demande bien trop à ses agents enseignants ? Que le cliché des enseignants planqués est une stupidité, d’ailleurs désormais passée de mode ? Que je devrais moins m’investir dans mon travail ? Ou, au contraire, que je devrais abandonner tout ce qu’il y a autour pour être pleinement investi dans mon travail, avec moins de fatigue ? Que j’ai un corps, que je suis un être humain pris dans la finitude, et que la fatigue est une finitude à échelle réduite ? Difficile à savoir. En tête de mes résolutions pour 2025, il y avait : « ne pas subir de burn-out ». On tient bon. On y croit.
Comme souvent dans les moments de fatigue, je songe à la disparition. D’où les « exercices de disparition », dont je ne sais pas encore où ils me mèneront, sans doute nulle part, mais j’aime les impasses, tant que je n’ai pas vérifié partout si une ruelle ne menait pas vers un chemin vert, je tourne dans le cul-de-sac. La métaphore du labyrinthe, etc. Je songe qu’il ne faudrait plus avancer, mais se contenir pour rester sur place. En tout cas, ne plus avancer qu’avec méthode, car toutes nos avancées erratiques consomment de l’énergie. « L’énergie est notre avenir, économisons-la ». Ce rappel à la fin des publicités radiophoniques me donne toujours le vertige. Tout concourt à l’extinction des espèces, au réchauffement climatique, au dépassement des « limites planétaires ». On se rassure en se disant qu’on n’est pas parmi les plus gros pollueurs. Mais, en fait, si. Je vois souvent des articles passer déclarant que « les 10 % des plus riches du monde concourent à plus de la moitié du réchauffement climatique ». Les gens, en-dessous, disent que les riches ne sont pas gentils. Mais, en vérité, plus de la moitié des Français font partie des 10 % les plus riches du monde. Même la classe moyenne française est au cœur du problème. Pas seulement les gens qui volent en jets privés, mais aussi ceux qui bénéficient d’énormes infrastructures. Allez sur les sites indiquant comment calculer son empreinte carbone, vous verrez : même en ne prenant pas l’avion et en utilisant les transports en commun, vous êtes sur la fourchette haute.
Une bonne partie de ma fatigue est probablement issue de biais psychologiques. Mon corps me lâche toujours près des vacances, quand les copies s’accumulent. Je déteste corriger des copies. Qu’est-ce que je fais dans ce métier, alors ? Je ne sais rien faire d’autres. Un autre souci : je me rends compte que je supporte de moins en moins le bruit. Les bruits dans les couloirs, les bruits dans la cour. J’ai commencé ma carrière enseignante en supportant très bien les bavardages en classe, maintenant je n’y arrive plus. C’est probablement signe que je vieillis. Fatigue, vieillissement, finitude. Quand j’ai des copies à corriger, je fais plein de choses : le ménage à fond, écrire des poèmes, jouer avec mes filles, m’engager dans de nouvelles lectures, jouer aux échecs en ligne, me remettre à apprendre le portugais, me remettre au solfège en me disant qu’il faudrait un jour que j’arrive à comprendre rationnellement pourquoi les derniers quatuors de Schubert sont aussi magnifiques. Dans tout cela, je suis très efficace. Mon cerveau fonctionne très bien pour réaliser tout ce qui n’est corriger des copies. Le jour où j’en aurai vraiment trop à corriger, j’écrirais peut-être un chef-d’œuvre, juste pour ne pas corriger.
Il faudrait ne pas avancer et s’arrêter pour réfléchir. Mais, en vérité, ces avancées-ci, celles de ce semblant de journal, sont tout de même déjà en vérité des tentatives d’avancées intellectuelles. Comprendre le monde, comprendre la poésie, comprendre des choses. Par exemple, j’ai essayé de comprendre les soulèvements au Népal, à Madagascar, au Maroc. Les sources en français sont nombreuses mais souvent peu satisfaisantes. Des dépêches AFP réécrites avec d’infinies variations. Il manque les longs entretiens avec des habitants, des militants, des analystes en sciences politiques. L’autre jour, sur LundiMatin, un très bon article sur les guerres au Soudan et au Congo : nécessairement, c’était par des militants originaires de ces pays. Les médias français qui ont pignon sur rue semblent avoir perdu leurs grands reporters et leurs contacts locaux. C’est une perte silencieuse, mais dramatique.
Ce que j’ai fait d’autre pendant ces deux semaines, je l’ai déjà raconté dans les deux premiers « exercices de disparition ». Je lis Le Général en son labyrinthe de Gabriel Garcia Marquez, trouvé en boîte à livres. J’aurais voulu terminer une épisode de « poésie du dimanche » pour dimanche dernier, mais n’y suis pas parvenu. J’espère le terminer pour la semaine prochaine, avec au programme : Christophe Manon, Han Kang, Laura Vazquez. Dans une nouvelle version donc, moins monographique. On verra.
Il m’avait échappé celui-ci…
Bonnes vacances Clément.
Comme toi je supportais le bruit et ne peux plus le supporter.
J’ai aimé jusqu’à un certain âge corriger des copies, désireuse de lire ce qu’ils avaient compris et retenu. Vanité.
Fatigue.
Heureusement j’ai cette chance de nature de ne jamais procrastiner et m’imposant un poème au moins par jour mon envie d’écrire n’a fait que se renforcer.
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