J’ai eu plaisir à recevoir deux nouveaux livres des éditions Épousées par l’écorce. L’arrivée double est d’autant plus significative que les ouvrages de cette maison sont eux-mêmes doubles : un auteur de poèmes, un auteur d’images, sans que l’un soit l’illustration de l’autre. Cet opus-ci nous fait passer du double au triple : parfois deux pages de poème avant une illustration parfois trois ; à l’intérieur, soixante-quinze tercets (trois fois vingt-cinq), puis une dernière page en prose.
Aussi « Orphant » que « Gélugraphies » se présentent comme des titres mystérieux, oniriques. Gélugraphies est un néologisme simple : François Génot propose quatorze dessins à l’encre gelée. Orphant peut fonctionner de même : Orphée enfant. (Le mot « infanté » apparaît dès les deux premières pages.) « Orphanté » signifiait par ailleurs, autrefois, l’état d’orphelin.
Le mystère tantôt s’épaissit et tantôt se dissipe. J’allais dire : tantôt s’embroussaille, tantôt s’effeuille, la métaphore végétale étant permis par les dessins, qui évoquent souvent des motifs de feuilles dans la brume. Nous tournons autour de l’écorce, élément bien sûr appelé par le nom de l’éditeur.
La poésie de Guillaume Artous-Bouvet semble d’abord s’engendrer par appel phonique. Les mots se répètent, tantôt en polyptote (le même mot revient souvent dans diverses fonctions de la phrase), tantôt en dérivation lexicale (« abroge » non loin d’ « abrogeant », « regardée » / « regardant », etc.). Parfois l’engendrement se fait par paronomase : « suavement » appelle « sève », « abroge » appelle « arroge », etc.
Les dessins de François Génot transfèrent cette manière de composer dans un autre art : celui de la variation sur thème. Les quatorze dessins forment une grande unité, avec retours de mêmes traits, mais agencés différemment, avec des éléments revenant et d’autres différant. Ce livre peut se lire comme un art de la variation.
Les tercets néanmoins proposent des sortes de scènes jouées dans le rêve : une naissance au début, puis l’arrivée de l’hiver, la lutte entre le gel et l’arbre, puis entre le blanc et le bleu. Passent des animaux (la louve : celle qui sauva les deux enfants?) , des fleurs, de l’ocre puis du rouge. Tous les thèmes naturels semblent convoqués : après l’arbrée, la mer, le sable, le vent, le désert, tout y est, mais comme écartelé, fragmenté comme notre « nature », notre « monde », notre « sens ».
Cet écartèlement, c’est peut-être aussi celui du divin : de la « norne » (déesse nordique réglant la vie des hommes et l’ordre de l’univers) au début à la « cathèdre » (siège de l’évêque) vers la fin, en passant par la présence du ciel en basse continue, le divin semble éparpillé dans le naturel, sans que l’on sache s’il l’ordonne ou s’il est lui aussi fragmenté, démembré. Les nombreuses négations et la difficulté syntaxique de l’ensemble (donc le refus d’imposer un discours, un ordre réglant le contenu) m’incite plutôt à la deuxième hypothèse. « Ainsi soit », est-il répété : la formule soulevant à la fois l’acceptation et le balbutiement (le « il » manque).
Sur la fin, tout de même, une lumière et un feu qui, bien que toujours en lutte avec l’ombre et l’hiver, demeurent et s’étendent. La page 46, en prose, reprend l’avancée du livre entier, et conclut bien par l’arrivée du feu, finalement nommé « feu d’orphant& ». Chez François Génot de même : ses figures gelées laissent passer le jour, la dernière image est sans doute la plus lumineuse.
Le voyage n’est pas facile : le vocabulaire est technique et, si j’ai dû chercher plusieurs mots, c’est que beaucoup devront le faire. La syntaxe est abrupte, brachylogique. Mais la promesse, répandue dans la poésie contemporaine qui m’intéresse, est la suivante : à la fin de l’ardu travail de lecture, il y a une lumière. Chacun pourra gloser la métaphore : lumière de compréhension ou autre contraire lumière d’un pur regard sans jugement, chacun choisira. (C’était déjà le débat Artaud-Breton.) Promesse aussi que les paroles gelées pourront se dégeler, dans un fracas peut-être aussi joyeux que celui de Rabelais (voir le passage des « paroles gelées » dans le Quart livre), ou alors pour nous amener vers un silence paisible qui rompra le bruit contemporain. Là aussi, chacun choisira.