Les Éditions Épousées par l’écorce font partie de celles qui accompagnèrent mon année 2025. Lurlure, Le Corridor Bleu, La Rumeur libre, José Corti, les éditions du sous-sol, Lanskine, Poésie/Flammarion, Nous, Unes, Épousées par l’écorce : il y a tout de même de quoi lire, dans la création contemporaine. Je me sens plus attristé par l’idée que je ne trouverai pas le temps de lire tout ce qui se fait de digne d’être lu et étudié, que par l’idée qui traîne parfois ici ou là que nous serions encore dans le désert culturel diagnostiqué par Gilles Deleuze au début des années 90. Petits éditeurs en termes de ventes, peut-être (quoique certains des cités fassent des tirages honorables), passage sous les radars des médias de masse, bien sûr, mais dès qu’on cherche un peu, on trouve matière poétique pour traverser le temps de la fin.
Épousées par l’écorce, menée par Jean-Michel Durafour, assume une forme de ligne : ses ouvrages s’inscrivent dans un travail commun de la matière végétale et de la matière syntaxique. L’art aratoire se fait cousin de l’art oratoire. Les deux arts, néanmoins, sont marqués par la crise : crise écologique et crise du langage. Dans la poésie d’Étienne Vaunac (double de Jean-Michel Durafour), comme dans celle de Guillaume Artous-Bouvet chroniquée la semaine dernière (chez le même éditeur), la crise de la nature s’incarne dans la neige. Ce sont deux livres de l’hiver. La syntaxe se délite parce que la nature se délite : notre cosmos est chaosmos. Le chaos, c’est l’absence d’harmonie, avec ses deux conséquences : le mouvement vital et le mouvement mortel. La neige est traditionnellement, en poésie, un événement mélancolique. Le lyrisme étant mis en sourdine, ici comme dans l’essentiel de la création contemporaine, cette mélancolie s’intellectualise : mélancolie du monde qui se délite, vit sous la menace existentielle.
Les poèmes d’Étienne Vaunac se présentent comme des proses, mais entrecoupées de tirets longs. Ceux-ci rappellent la barre oblique, qui sert à séparer les vers dans les ouvrages laissant les vers en prose. Ces textes sont donc à la fois des poèmes en prose et des poèmes versifiés. Le tiret long laisse percer un silence plus long entre les phases, tout en évoquant une rupture possible et peut-être des textes absents entre les unités. Cela permet d’insister sur les ruptures syntaxiques, ou sur le passage d’une idée à l’autre. Rares sont en effet les poèmes qui proposent une scène : ce sont les coupes qui font la matière poétique. Nombre de poètes contemporains travaillent ce mode de la rupture ; je pense notamment à Dominique Quélen, puisque j’ai étudié sa manière à deux reprises cette année. La particularité de ce livre-ci est produite par la lenteur de lecture induite par les tirets longs. C’est un procédé très digne d’intérêt.
L’autre particularité est lexicale. Comme dans son précédent livre et dans celui d’Artous-Bouvet, le vocabulaire technique du monde végétal est omniprésent. Là gît pour moi un intérêt central, sans que je sache si l’auteur partagera mon ressenti sur ce point. On parle beaucoup de la perte du « détail du monde », du fait que la description du monde végétal, du monde animal et du monde minéral soit de plus en plus mince. Les enseignants de français en savent quelque chose : les textes romantiques sont peu accessibles à nos élèves parce que la majorité n’ont plus la moindre idée du nom des arbres, des fleurs et des minerais. Peut-être était-ce déjà ainsi avant et avons-nous seulement l’illusion d’une perte, parce que ce vocabulaire était maîtrisé seulement par une élite peu nombreuse, mais qui prenait toute la place parce qu’elle était la seule autorisée à la parole diffusée. Qu’importe : nous n’avons pas réussi à diffuser la richesse de ce langage à tous. La plupart d’entre nous ne voient que des arbres et des fleurs, sans pouvoir les nommer. Ne pas nommer les éléments végétaux, c’est ne pas les voir, ou moins les voir. Il n’y a pas de rapport riche au monde végétal sans maîtrise des termes qui nous permettent de différencier tel élément d’un autre. S’il est question de « dioécie », de « loams », de « cuticules », de « scabieuses » ou de « brande » (je ne mets que les mots que j’ai dû aller chercher dans le dictionnaire), c’est parce que ces mots doivent être préservés ou retrouvés.
Les mots offrent bien sûr un rapport médié à « la nature ». (Entendons ici nature au sens de Panofsky, « ce qui n’a pas été créé de la main de l’homme ».) Ce livre assume la figure du double : le mot/la chose, le texte/l’image, le vers/la prose, deux auteurs et deux titres sur la couverture, et bien d’autres doubles encore qu’on pourrait énumérer au cours du livre. Les photographies d’œuvres de Chiharu Shiota viennent ici approfondir cette médiation. Des objets ou des lieux quotidiens se retrouvent écrasés sous les cordes rouges, les rendant opaques et étranges. Le rapport entre les poèmes et les images sont d’abord d’une radicale différence : à la neige blanche qui enserre les poèmes répondent les cordes rouges vives des images. Cependant, c’est la même menace qui semble planer, et le même rapport médié aux choses qui se trouve dévoilé, mis en question. Les installations de Mme Shiota ont un aspect spectaculaire, tandis que les poèmes d’Étienne Vaunac vont dans le détail du monde ; il y est même à deux reprises question des cellules. Mais de la cellule au lieu, c’est la même relation de l’intérieur à l’extérieur qui se joue, le même problème fondamental que tout est dans tout et que tout se superpose et que tout se mélange et que jamais rien, sous notre regard, ne sera clair et distinct.
Les deux œuvres font signe vers quelque chose qui relève désormais de l’évidence, mais qui vaut la peine d’être redit ici, et refait de manière nouvelle dans des œuvres (on peut en effet difficilement faire idée plus riche) : le but fondamental assigné à l’art en ces temps d’accélération est le ralentissement, le retrait de l’activité immédiate et de la communication traditionnelle. Retrait dans le monde végétal, ou dans le monde culturel, souvent dans les deux à la fois. Retrait par rapport aux objets et aux mots, mis à distance. Si les questions écologiques sont centrales chez les éditions Épousées par l’écorce, aucun de ses livres n’est engagé directement, ne donne une quelconque injonction ; comme beaucoup, Étienne Vaunac choisit le détour, au sens à la fois de se détourner (des fonctions communicatives et spectaculaires du langage ; de la poésie comme discours en majesté) et de faire un détour (on revient au détail du monde pour mieux déconstruire la communication du troisième âge du capitaliste, celui qui mène droit à la catastrophe écologique).
Dans le poème, ce sont d’abord les fleurs qui parlent, au sein de la section « mercredi ». (Il y a trois sections, trois jours : mercredi, jeudi, vendredi.) Ensuite, la prise de parole semble plus humaine : la voix poétique est dans un « salon », l’intérieur humain se constitue. Même la voix, donc, est sujette à fluctuation ; de même qu’il n’y a plus de fondement au cosmos, il n’y a plus d’instance lyrique stable (de l’un comme de l’autre, diront les plus érudits, il n’y en eut d’ailleurs jamais, sauf rares exceptions). Tout ceci n’est pas nécessairement le signe d’une rupture attristée : de la cellule à la fleur puis à l’humain, il y a continuité.
En sommes, l’hiver est venu, nous sommes au temps de l’hiver, au temps de la fin (Günther Anders). Ce qui se perd se perd, ce qui s’effondre s’effondre, mais tout n’est pas perdu. Comme le dit le poète, « la tendresse ne perd rien pour attendre » (p. 16) :
Notre vide intégral n’est composé que des reva-et-revient avec l’atmosphère ————— des couleurs dans la projection orthogonale des usurpations notre cri ————— mesure notre sol ————— il tombe en ruines parce qu’il n’est pas bâti sur nos souvenirs mais des briques et des brocs de la maison de l’éloignement ————— où vous et moi grandîmes dans la lassitude ————— la tendresse ne perd rien pour attendre