Exercices de disparition (1)

Le flot de paroles est incessant. Le flot de pensées est incessant. Le flot d’images, de commentaires, d’informations est incessant. Il y a bien sûr la tentation de tout abandonner. Beaucoup le font. Ils ne le disent pas, ils le font. C’est un acte puéril que de partir en claquant la porte. « J’en ai marre, je me barre de tous ces réseaux ! » La plupart des gens ont disparu des radars sans avoir rien dit. On les a oubliés. On se les rappelle parfois, au détour d’un texte et d’une association d’idées. « Tiens, qu’est devenu ce blog ? Qu’est devenu cet internaute ? » … Continuer de lire Exercices de disparition (1)

Minima Moralia, 10

Les aphorismes 10, 11 et 12 des Minima Moralia fonctionnent ensemble. Il est pertinent de les lire d’une seule traite : le mariage (10), le divorce (11) et l’adultère (12). Le 13e est ensuite radicalement différent, puisqu’il parle de l’intellectuel immigré, revenant sur un thème présent au début de l’œuvre. Comme j’ai commencé à travailler aphorisme par aphorisme, je respecte la séparation opérée par Adorno ; mais, le 11e aphorisme complexifiant le 10e, et proposant en vérité des analyses bien plus satisfaisantes, j’y ferai référence dès ici. Le dixième aphorisme des Minima Moralia traite du mariage. C’est le premier aphorisme avec lequel … Continuer de lire Minima Moralia, 10

Minima Moralia, 9

Le neuvième aphorisme des Minima Moralia est consacré au thème du mensonge. Quand on arrive sur un tel objet philosophique, on pense rapidement à deux grandes thèses opposées : celle de Kant (condamnation totale du mensonge) et celle de Nietzsche (sur l’utilité du mensonge « pour ne pas périr de la vérité »). Adorno n’évoque aucune de ces deux positions. Il se situe dans un autre domaine, évoqué très vite dès le début de l’aphorisme : celui d’une société de « fausseté généralisée ». L’auteur nous situe d’emblée dans l’ère de la post-vérité (là encore, son avance est exceptionnelle ; – nous sommes en 1944) : pas seulement … Continuer de lire Minima Moralia, 9

Minima Moralia, 8

Le huitième aphorisme des Minima Moralia dérangera toute personne qui s’occupe d’affaires intellectuelles, si cette expression n’est pas trop vague ni trop pompeuse. Le propos vise tous ceux qui produisent des écrits : eux, vous, moi, les assis comme les outsiders. Il s’attaque au processus d’avilissement, ou tout au moins d’affaissement, qui guette tout écrivant. Pour plusieurs raisons égrenées dans l’aphorisme, nous avons tendance à rogner sur les exigences, à produire des textes de plus en plus mauvais. Une première raison est le besoin de considération hors des cercles intellectuels : nous voulons un succès auprès du grand public, donc nous … Continuer de lire Minima Moralia, 8

Minima Moralia, 7

Le septième aphorisme des Minima Moralia d’Adorno est plus court que les précédents. On peut y distinguer trois propos d’inégale longueur. L’amorce du paragraphe concerne l’atmosphère pénible du monde intellectuel. Ensuite, le cœur du texte vise à critiquer une idée fausse, venue de cette atmosphère pénible, qui fait que les intellectuels ont tendance à croire que les gens du peuple valent mieux qu’eux. La toute fin contient une pointe envers Aldous Huxley, et plus généralement les penseurs tentés par les mystiques indiennes. L’atmosphère intellectuelle est présupposée comme pénible. Les données du temps d’Adorno sont certes différentes des nôtres (il faudrait … Continuer de lire Minima Moralia, 7

Minima Moralia, 6

Le sixième aphorisme des Minima Moralia de Theodor W. Adorno contient plusieurs thèmes apparents très différents, reformulant et développant les aphorismes précédents. Néanmoins, tout ce divers est tourné vers l’injonction morale finale, à savoir celle de la pudeur, nouvelle attitude philosophique prônée par l’auteur, non dans le sens affirmation moralisatante, mais issue d’une impossibilité d’agir d’une autre manière sans accepter la barbarie et le désastre. Le propos liminaire, repris dans la fin de l’aphorisme en épanadiplose, concerne l’individu qui a conscience des torts du système, et se donc au-dessus de ce système. L’affirmation du moraliste est simple : le fait … Continuer de lire Minima Moralia, 6

Minima Moralia, 5

Le cinquième aphorisme des Minima Moralia poursuit, en prenant un autre angle d’attaque, la déconstruction de la « bienveillance » dans la vie courante. On pourrait d’abord penser à l’adage qu’on enseigne aux enfants : ce ne sont pas ceux qui sourient le plus qui vous veulent le plus de bien ; mais c’est plus profond : sourire, insister sur les joies de l’existence, c’est déjà se détourner des violences du monde contemporain, des souffrants, des écrasés. Une interprétation rassurante est la contextualisation historique : Adorno écrit ceci en 1944. Être joyeux à ce moment-là est plutôt malvenu. Les auteurs qui écrivirent sur la beauté … Continuer de lire Minima Moralia, 5

Minima Moralia, 4

Le quatrième aphorisme des Minima Moralia, plus court que les précédents, est construit en deux parties, comme souvent chez Adorno. Ce ne sont pas des parties séparées (il y a, comme toujours, un seul paragraphe), mais un fait anecdotique qui débouche sur une idée morale plus générale, sans que les deux soient nettement séparés : le passage se fait sans qu’on y songe. Il y a d’abord l’anecdote sur la nécrologie d’un homme d’affaires, loué pour sa « largeur de vues en matière morale ». Le moraliste débusque l’entourloupe : c’est une manière subtile de notifier l’absence de sens moral du défunt. Néanmoins, si … Continuer de lire Minima Moralia, 4

Minima Moralia, 3

Le troisième aphorisme des Minima Moralia compte parmi les plus importants pour moi. La forme du recueil d’aphorisme invite à la fois à hiérarchiser les passages qu’on préfère, la forme non systématique le permet ; pourtant, cette forme existe justement pour qu’il n’y ait pas de hiérarchie, que tous les propos soient placés sur le même plan. Le risque est de piocher tel ou tel fragment, de ne s’intéresser qu’à un thème dans l’œuvre d’un aphoriste, négliger le reste, et s’amener vers des erreurs d’interprétation : les erreurs plus dramatiques ont concerné Nietzsche, mais Adorno pourrait subir le même sort. … Continuer de lire Minima Moralia, 3