L’œuvre de Mishima est un objet aussi étrange que sa vie. Il serait imprudent d’en tordre l’originalité pour tenter d’y déceler une cohérence politique. Les apparences nous y invitent pourtant : flirtant avec l’extrême-droite japonaise, Mishima s’est donné la mort par seppuku le 25 novembre 1970 dans les bâtiments du Ministère de la Défense, lors d’une tentative caduque de coup d’état, après avoir tenu devant les soldats présents un discours invitant l’armée à rétablir l’éclat perdu du Japon. Le matin même, il avait déposé chez son éditeur les dernières pages du manuscrit de La Mer de la fertilité, tétralogie peignant la vie occidentalisée de l’aristocratie et de la bourgeoisie japonaise au XXe siècle. Ce coup d’éclat l’associera à un manque de retenue infamant. Mishima ne sera pas étudié dans les universités japonaises et, en Europe, son nom évoquant au mieux une folie « exotique », au pire un relent de fascisme, seuls quelques amateurs d’Extrême-Orient s’intéresseront à son œuvre.
Pourtant, l’épicentre de La Mer de la fertilité et du reste de ses écrits n’est pas politique ; et peut-être que la mort de Mishima elle-même ne l’est pas. On peut le penser, le rêver, avec Marguerite Yourcenar : ce seppuku tant de fois fantasmé, rédigé avec tant de détails dans Patriotisme et Chevaux échappés, s’offre à nous comme le point final d’une œuvre aspirant à atteindre une certaine forme de pureté. C’est une sorte d’opus magnum de l’auteur. La lecture complète de Patriotisme nous en convaincra certainement : le politique est un prétexte pour décrire, durant une dizaine de pages, le rituel méthodique du seppuku, pour acculer le lecteur à cette vision dérangeante et fascinante de la plus pure violence. Lors de son passage dans Apostrophes, Marguerite Yourcenar dira très justement que Mishima était avant tout fasciné par la mort. Son rejet de l’armée durant sa jeunesse, les traumatismes infligés durant son enfance par une grand-mère l’élevant pour en faire un aristocrate, nous poussent à penser que la complexité de son œuvre dépasse le politique. Pour en comprendre la richesse, il faut questionner la peinture de cette psychologie à la fois étrange et universelle, exprimant son originalité prétendue ou effective par la recherche d’une pureté qui prend parfois les traits d’une affreuse mutilation.
Cette violence extrême, qui peut paraître étrange à nos yeux, n’est pourtant pas une bizarrerie « orientale ». Elle trouve son origine dans la littérature classique française que Mishima aimait particulièrement, dans ce XVIIe siècle où la violence de la société transparaît dans les normes qui font en sorte de la chasser. Neige de printemps, peut-être plus que les autres tomes de La Mer de la fertilité, n’est pas un roman japonais, même si son intrigue se déroule au Japon et que tout nous renvoie à ses arts (le jardin de Kiyoaki, les paysages relevant de l’estampe, les habits traditionnels, les cultes, etc). Il manque quelque chose pour que le décentrement soit complet (une exploitation poussée du thème de la métempsychose, par exemple), peut-être parce que l’insularité n’est pas le thème du roman, qui se présente avant tout comme une étude psychologique à la Clèves. On est bien loin des œuvres de Mishima faisant directement référence à un imaginaire japonais, comme sa nouvelle Les Sept Ponts. Kyoaki, jeune homme de bonne famille profondément idéaliste, tombe amoureux malgré lui de Satoko, jeune femme de bonne famille également, avec laquelle il a grandi et qu’il méprise. Satoko, dont le caractère est fantasque et manipulateur, tombe amoureuse la première. Elle entraîne Kiyoaki sur la pente d’une passion qu’il ne pourra vivre qu’absolument, ce qui le conduira à la mort. Après être tombée enceinte de Kiyoaki alors qu’elle était fiancée au fils de l’Empereur, Satoko se retire dans un couvent et refuse de voir son amant. Ce dernier décède de maladie alors qu’il tente, chaque jour, de se rendre au temple pour infléchir le cours des choses. Alors que dans La Princesse de Clèves le caractère anormal de la vertu concentre toutes les interrogations sur l’orgueil humain, ici, l’attitude des deux personnages questionne notre psychologie : où est l’orgueil ? la vertu ? l’honneur ? la manipulation dans l’amour ? qui est Nemours et qui est Clèves ? On tombe dans ce puits d’inimitable finesse qui fait les très grands romans.
Neige de printemps, en adossant une peinture très Princesse de Clèves de la bonne société japonaise au personnage de Kiyoaki, parvient à réaliser ce qu’aucun roman psychologique n’est jusque-là parvenu à faire : peindre la profonde mélancolie d’une adolescence idéaliste et étrangère à son monde, qui n’ « aime » l’autre que pour la beauté du geste.