En lisant László Krasznahorkai (2)

László Krasznahorkai affirme certes qu’il a toujours écrit le même livre, Le Baron Wenckheim est de retour faisant office de synthèse, mais il faut néanmoins notifier un changement stylistique, car si l’on appréciait Tango de Satan et Mélancolie de la résistance, c’est bien sûr pour son sens de la phrase et son atmosphère de pourrissement, mais aussi pour la puissance de l’intrigue, à savoir dans Tango de Satan l’impossible rédemption de péquenauds perdus au fond de la Hongrie dans leurs propres vices et péchés, dans Mélancolie de la résistance le retournement final, c’est-à-dire le fait que l’ambiance fantastique, avec la bête de l’apocalypse et la croyance des habitants à une fin du monde imminente, était en fait un élément monté de toute pièce pour effrayer les habitants et justifier l’émergence d’un système autoritaire se mettant en place à la fin du roman, -et c’est ce qui manque dans l’adaptation de Béla Tarr, Les Harmonies Werckmeister : il manque la fin du roman, c’est-à-dire tout.

Cependant, si le rythme des phrases était déjà puissant dans ses deux premiers opus, c’est dans Guerre & Guerre qu’il atteignit son grand point de virtuosité, sa maturité, et ce grand point d’orgue est conservé dans Le Baron Wenckheim est de retour, qui comme Guerre & Guerre est évidemment un livre barré, mais tout à fait lisible, on est en fait rarement perdu, comme j’ai pu l’être parfois dans Tango de Satan et dans Mélancolie de la résistance, parce qu’ici la construction, bien que faite d’ellipses, paralipses, analepses et prolepses, est martelée par l’usage du paragraphe, à savoir que chaque paragraphe forme une seule phrase de quelques pages (parfois apparaissent quelques phrases courtes en fin de paragraphes), du point de vue d’un personnage différent que celui du paragraphe précédent.

D’une certaine manière, pour quelqu’un qui a l’habitude des « Nouveaux romans », au sens large du terme, de toutes les œuvres qui ont fait éclater la vraisemblance et la chronologie (Woolf, Faulkner, Bernhard, Sabato, Kertész, etc.), les dernières œuvres de Krasznahorkai sont donc finalement assez claires, et cette clarté se retrouve également dans le propos, puisque l’auteur hongrois a visiblement voulu éclairer un malentendu sur son œuvre, peut-être lié là encore aux adaptations de Béla Tarr (vous aurez compris la certaine distance que j’ai avec ces adaptations, bien que sachant que Krasznahorkai était aux scénarios, qu’il a donc validé tout cela, -mais le chef-d’œuvre de Béla Tarr me paraît être Le Cheval de Turin, c’est-à-dire sous scénario de Krasznahorkai mais pas adapté d’un de ses livres, car dans les films de Béla Tarr je vois essentiellement ce qu’il manque par rapport aux romans, et cela me frustre, -à quoi s’ajoute l’idée absurde mais rampante qu’Andrei Tarkovski eût fait de bien meilleures adaptations de ces livres s’il eût vécu plus longtemps et eût connu ces œuvres), à savoir qu’on y a vu un simple trip métaphysico-mystique, une esthétique gratuite du pourrissement, une sorte de Cioran mis en roman, alors que, comme je l’ai dit plus haut, l’intérêt de Mélancolie de la résistance venait justement de sa fin (non retenue par Béla Tarr, d’où le malentendu), du fait que le pourrissement et la panique religieuse étaient en fait des instruments politiques.

Par ailleurs, en discutant ici ou là sur internet, m’est apparu ce fait : Krasznahorkai était souvent lu par des conservateurs, voire considéré comme conservateur par plusieurs personnes, parfois par des lecteurs dont j’estime la qualité de lecture, sans que j’aie pu comprendre d’où venait cette impression, car elle me semblait fausse, ou plutôt, il est indéniable que s’il y a esthétique du pourrissement et mélancolie d’une absence complète de sens de l’existence, c’est qu’il n’y a certes pas de place pour le progressisme, dont ce non-progressisme a pu être assimilé à du conservatisme, ce à quoi l’auteur répond ici de manière nette, avec une charge démentielle contre le nationalisme hongrois, je laisserai aux lecteurs le loisir de lire le chapitre « Aux Hongrois », qui se trouve vers la fin du livre et apparaît comme un feu d’artifice : rarement on avait aussi bien pissé sur le nationalisme, je n’ai rien lu de plus réjouissant depuis les passages de Thomas Bernhard sur l’Autriche, c’est une manière, je crois, de dire « vas-y, essaie de me récupérer, avec ça » à tous les conservateurs qui voudraient s’appuyer sur son œuvre d’une quelconque manière, avec un panache plus qu’amusant, -car il faut ajouter que, si Krasznahorkai créé toujours cette sorte de rire jaune né de l’humour noir, qu’on retrouve chez Beckett, Cioran, Bernhard ou Kertész, ce livre-ci est parfois franchement drôle.

Une troisième partie d’article arrivera prochainement avec quelques apostilles.

3 réflexions sur “En lisant László Krasznahorkai (2)

  1. « (vous aurez compris la certaine distance que j’ai avec ces adaptations, bien que sachant que Krasznahorkai était aux scénarios, qu’il a donc validé tout cela, -mais le chef-d’œuvre de Béla Tarr me paraît être Le Cheval de Turin, c’est-à-dire sous scénario de Krasznahorkai mais pas adapté d’un de ses livres, car dans les films de Béla Tarr je vois essentiellement ce qu’il manque par rapport aux romans, et cela me frustre, -à quoi s’ajoute l’idée absurde mais rampante qu’Andrei Tarkovski eût fait de bien meilleures adaptations de ces livres s’il eût vécu plus longtemps et eût connu ces œuvres) »
    Je garde ce mot d’adaptation comme inaccessible pour la démarche dramatique, je lui préfère le terme d’interprétation.
    Une œuvre littéraire s’aborde par l’intériorité, les mots créer les images à l’intérieur, elle demande un effort. Les œuvres dramatiques sont extérieur, les images nous sont donné que ce soit au théâtre, cinéma ou BD, seule peut-être la danse est a mis chemin de l’extérieur et de l’intérieur.

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