En lisant László Krasznahorkai (3)

Il n’y a aucun possibilité de « divulgâcher » Le Baron Wenckhheim est de retour, car la fin n’a aucune espèce d’importance, un peu comme dans Guerre & Guerre, -autant dans Tango de Satan, où la fin correspond au début, ou dans Mélancolie de la résistance, où l’on découvre le pot aux roses dans ce qui m’a semblé un de meilleurs twists de l’histoire littéraire, autant cet opus-ci se laisse aller au délire final, c’est une explosion complète de non-sens, et il ne pouvait pas en être autrement dans un livre consacré au non-sens, un peu comme le final de Solénoïde, de Mircea Cărtărescu (Krasznahorkai, Tokarczuk et Cărtărescu constituent la trinité contemporaine d’Europe de l’Est), où Bucarest finit par s’envoler, l’air de dire : j’ai pondu un chef-d’œuvre, je le sais comme tu le sais, ami lecteur, cela n’aurait donc pas de sens que je produise une quelconque fin, et comme je traite quelque peu de métaphysique et de religion, une fin apocalyptique est la seule appropriée, une apocalypse sans révélation, une apocalypse non pas avant l’arrivée du Rédempteur, mais après qu’un rédempteur de pacotille eut été envisagé, puis eut finalement trahi ses stupides fidèles, -mais, de trahison, il n’y en avait que dans l’esprit des « fidèles », car le rédempteur n’avait jamais voulu sauver qui que ce soit, et en eût été bien incapable.

Nous arrivons donc à la fin du roman, il est évidemment difficile de se remettre à la vie courante, d’autant plus quand, comme dans mon cas, on n’a plus l’habitude de lire des œuvres de longue haleine, car ayant eu rapidement un premier enfant, j’ai pris l’habitude de lire entre les interstices, et donc, de lire court et vite, essentiellement dans le TER du matin et du soir (35 minutes le matin puis le soir, le temps de lire une nouvelle à chaque fois, ou un petit recueil de poèmes, ou un acte de pièce de théâtre, ou, comme je l’aimais à l’époque, un « petit traité de Pascal Quignard), puis lors des intercours, je fais une exception de temps en temps, une ou deux par an, il y eut par exemple Anna Karénine, que j’arrivai à lire car j’avais de longs trajets pour aller donner des cours particuliers, puis, chaque été, un grand opus, à savoir en 2021 Solénoïde de Cărtărescu, en 2022 Les Versets sataniques de Salman Rushdie, et donc aujourd’hui Le Baron Wenckheim est de retour, pour lequel j’ai eu un immense plaisir à organiser mon temps et mon énergie.

Terminant ce livre, je ne peux m’empêcher d’éprouver une pointe de romantisme, à me demander où se trouve Krasznahorkai en ce moment, non pas simplement par romantisme, en fait, mais parce que son opposition violente au nationalisme hongrois a dû lui valoir beaucoup d’incompréhension là-bas, je suppose, incompréhension qu’il connaît visiblement depuis longtemps, car il y a un passage, dans L’Ultime Auberge d’Imre Kertész, où ce dernier évoque de manière sibylline (sibylline pour tout non-hongrois) une violente polémique ayant concerné Krasznahorkai en Hongrie, tout deux, à savoir ceux qui pour nous sont clairement les deux plus grands auteurs contemporains hongrois, ont d’ailleurs vécu l’essentiel du XXIe siècle en Allemagne, n’en pouvant plus de l’atmosphère hongroise ; Krasznahorkai n’a pas, à ma connaissance (mais j’ai peu fouillé ses entretiens disponibles en ligne), écrit nettement sur cette question, mais Kertész, quant à lui, y décelait cette ironie noire, coutumière chez lui, c’est-à-dire que tout avait pour lui commencé en Allemagne (à Auschwitz puis Buchenwald), avait continué en Allemagne (puisque, de fait, à son retour en Hongrie, il connaissait bien l’allemand, et put donc devenir traducteur de l’allemand : Kertész traduisit Thomas Mann, Nietzsche, Goethe, et bien d’autres, c’était cela son –maigre- gagne-pain sous le communisme) et s’était terminé en Allemagne (en fuite de la violente bêtise de l’ère Orban).

On me demande souvent par quel Krasznahorkai commencer, et je répondrai donc pour finir : pas par celui-ci, pour la simple raison qu’il coûte vingt-sept balles, je ne veux pas que quelqu’un vienne  m’alpaguer en me disant qu’il a claqué vingt-sept balles et que ça ne lui a pas plu (mais, aux gens qui m’avaient demandé des conseils concernant Krasnahorkai, j’ai toujours eu des retours positifs, -contrairement à Imre Kertész, que tout ceux à qui je l’avais recommandé avec enthousiasme ont peu apprécié, et c’est bien dommage), donc, il y a deux très belles éditions de poche dans la collection Babel d’Actes Sud, à savoir Guerre & Guerre (roman) et Seiobo est descendue sur Terre (recueil de nouvelles sur le thème de la beauté), ce dernier étant, à mon humble avis, son grand chef-d’œuvre.

Ai-je été trop dithyrambique ? Je ne sais pas faire autrement quand j’apprécie un livre, qui plus est un auteur dans son ensemble. De même que j’ai eu du mal à sortir du livre, j’ai du mal à sortir de ce texte, que je voudrais étendre encore (car je n’ai rien dit des scènes de délire intellectuel, par exemple celles liées aux réflexions du professeur, qui sont un passage obligé de chacune de ses œuvres ; et ce n’est qu’un élément manquant parmi des milliers d’autres), mais il faut bien s’arrêter un jour, et donc, comme je ne peux pas, contrairement à Krasznahorkai ou Cărtărescu, faire exploser la ville où se trouvent mes personnages, les faire mourir un par un avec une délectation morose, dans une explosion apocalyptique, je terminerai en remerciant chaque personne ayant permis la publication de ce livre, à savoir tous les gens de l’édition hongroise dont je ne peux même pas imaginer le nom, les éditions Cambourakis, la traductrice Joëlle Dufeuilly, les gens à la conception et à l’imprimerie, les jurés qui lui donnèrent le Man International Booker Price, je remercie par avance les jurés de l’Académie Nobel qui se feront une joie lui décerner enfin leur Prix de littérature, et enfin tous ceux qui auront eu la patience et la gentillesse de lire ces quelques lignes jusqu’au bout.

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