Le Professeur (4)

Je ne sais pas pourquoi j’avais encore en moi un certain romantisme lié à la folie, c’est vraiment stupide, dit le professeur, bien sûr c’est lié à mes lectures, le surréalisme, Guattari, Nerval, Artaud, Büchner, pourtant j’ai eu d’autres lectures, je connais l’état des hôpitaux psychiatriques dans ce pays, j’ai même signé des pétitions concernant cette situation déplorable mais, en arrivant moi-même ici, j’avais tout de même une espèce d’enthousiasme, moi aussi je serai un auteur passé par un hôpital psychiatrique, mais c’était vraiment stupide, toute cette souffrance, celle des personnes internées, celle du « personnel soignant », comme on dit, et qui n’a pas les moyens de soigner qui que ce soit, et la mienne bien sûr, de savoir que je serai seulement un type de plus passé par l’hôpital psychiatrique, mais certainement pas un auteur, tout le monde aura oublié que j’ai écrit des poèmes et des essais, tout le monde oubliera aussi que je suis passé par un hôpital psychiatrique, ce doit être cela le cœur de mon trouble, enfin, c’est à vous, madame la psychiatre, de me dire quel est mon trouble, mais ce doit être quelque chose comme un complexe de supériorité qui aurait subi un choc à la découverte de la nullité complète de l’être qu’il tenait en sa paume, qu’en pensez-vous, et la psychiatre gardait le visage impassible, elle dit, votre fille va venir vous voir cet après-midi, MA FILLE, hurla le professeur, MA FILLE, il fut soudain plus calme, il se tut pendant quelques instants, il pensa, je croyais mener la partie d’échecs, j’avais les blancs, j’ai commencé par une ouverture peu conventionnelle, un bluff, et voilà qu’elle me répond en détruisant tout d’emblée, elle me met dès le cinquième coup dans la situation où je sais que je vais perdre, je maîtrise très mal les ouvertures, le jeu d’échecs a toujours été une plaie dans ma vie, et quand il reprit la parole, celle-ci était beaucoup moins tonitruante et grandiloquente, ce n’était qu’un murmure, vous voyez le film Vol au-dessus d’un nid de coucou, vers la fin, un des personnages a un moment d’enthousiasme, la cheffe du service psychiatrique, excédée et dépassée par la révolte, lui demande ; « que va dire votre mère ? », le personnage perd alors son enthousiasme, il recommence à bégayer, il se suicide peu après, eh bien, vous venez de faire la même chose, ma fille, elle vous a donc parlé (la psychiatre acquiesça), c’est elle qui m’a fait enfermer (la psychiatre resta impassible), qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui dire, je ne sais pas ce qu’elle vous a raconté, mais elle ne vient pas pour que j’aille mieux, c’est sûr que non, elle vient pour m’expliquer à quel point elle est contente que je sois enfermé, que je paie enfin pour ma lâcheté et ma paresse, si elle était chrétienne elle me sortirait tout un discours sur la rédemption et le chemin de croix, je plaide coupable, je ne me suis pas occupé d’elle parce que j’avais une œuvre à construire, des rêves à poursuivre, tout un tas d’ambitions démesurées, et le résultat, c’est que mon œuvre n’existe plus, mes rêves sont morts, mes ambitions se sont effondrées, et elle, elle a été abandonnée pour rien, je croyais que j’allais être Ingmar Bergman, et que pour devenir Ingmar Bergman il fallait faire comme lui, à savoir ne pas s’occuper de ses enfants, n’en avoir rien à foutre de la famille, mais Bergman a produit des chefs-d’œuvre, et moi rien, donc je ne peux même pas me défendre, si tant est que la position de l’artiste génial qui abandonne les autres soit défendable (ce n’est plus très à la mode, semble-t-il), je me retrouve là avec rien à mettre dans la balance de son abandon, elle pourrait ricaner, mais elle ne le fera pas, elle n’aura que de la colère, et c’est normal, elle pourrait ricaner comme je ricane maintenant, sur l’artiste raté devenu artiste taré, ah, madame la psychiatre, je ne suis pas fou, pas « malade mental », même si ces deux expressions ne veulent à mon avis de toute façon rien dire, je suis juste un pauvre type comme des millions d’autres, et si je dois être interné ici, la moitié de l’humanité doit l’être.

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