Je est un nôtre

Quand j’étais étudiant et donnais des cours particuliers de philosophie, je revenais sans cesse, sans le faire exprès, sur la question du rapport entre l’individu et le monde, la manière dont on se construit, et bien plus souvent dont on est construit, par des éléments parfois sans cohérence, parfois institutionnels. Tarte à la crème, mais pertinent pour des réflexions d’élèves de Terminales ; en vérité, la question ne les intéressait pas beaucoup, ils voulaient surtout savoir les « trucs » pour avoir de bonnes notes, ou de pas trop mauvaises. Je ne pouvais pas aller jusqu’à leur parler de L’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari, de l’idée fondamentale pour moi que nous sommes traversés de devenirs, sans identité figée, sans cesse en proie au mouvement, aux événements. Deleuze y revient à plusieurs reprises, c’est sans doute le cœur de sa pensée, qu’il emprunte en bonne partie (et de manière assumée) à Spinoza. Il s’attache par exemple à montrer que, chez Foucault, les « processus de subjectivation » ne reviennent pas du tout à la formation d’une identité. Forcément, quand il a vu, dès la fin des années 80, revenir ce concept d’identité, détruit depuis des décennies, oublié tellement cela ne faisait plus sens, il en ressenti de l’amertume, qu’il exprima parfois vertement. En quarante ans, les données du problème n’ont pas beaucoup bougé : nous sommes semble-t-il toujours dans le « désert » qu’il diagnostiquait au moment de L’Abécédaire. Ce désert, c’est aussi le désert du « je », au sens de celui de l’individualisme. Moi, ma petite histoire, ma carrière, ma personnalité, mon image sur les réseaux sociaux. Dès le lycée, je voulais m’échapper du « je » (on n’y parvient jamais), j’aimais donc la phrase de Rimbaud, « Je est un autre », elle aussi tarte à la crème, mais il faut bien passer par là dans sa formation, -cette phrase revient dans mes pensées à la lecture du deuxième tome de la Septologie de Jon Fosse, justement intitulé Je est un autre. Mais si je convoque Deleuze, c’est pour dire que la question est bien au-delà de l’altérité : on n’est pas soi-même, mais on n’est pas non plus un autre. On est traversé de devenirs, c’est-à-dire que des choses et des événements se jouent dans notre corps et dans la partie de notre corps qu’est le cerveau, il se joue des devenirs qui traversent aussi les autres, mais pas forcément tous, et pas de la même manière. On peut néanmoins analyser ces devenirs, du moins observer et décrire le magma complexe que forme leur entrechoquement, et alors, si on les comprend, on accède à quelque chose comme un nous. Je est un nôtre.

4 réflexions sur “Je est un nôtre

  1. Il me semble que ce qu’exprimait Rimbaud allait au-delà du rapport social, et donc de la dualité. Il s’agit d’une intériorité plus complexe, l’expression de l’être délivré de son égocité. Le « Devenir » (selon le sens hindouiste du Vedanta), est une sorte d’ »augmentation » (non pas comme il est commun de le comprendre avec l’i.a : cumulation de savoir comme un gavage animal), augmentation réalisée par la libération et le dévoilement de ce qui est, au-delà des conditionnements et de la tangibilité des sens externes. Nous ne sommes pas ce que nous croyons être… Et c’est peu dire !

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  2. Je donnais des cours d’économie et de droit. C’est-à-dire de composition française, niveau BEPC. La ponctuation pour commencer. Faire des phrases. Le minot eu son bac…
    Quant à évoquer les structures du capitalisme, l’exploitation, la plus-value. Je crois que j’ai oublié…

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