Libanais sous les bombes, puis Israéliens sous les bombes, « et partout c’est la guerre », comme dirait Jérôme Orsoni, « d’abord
je laisse le bruit envahir le silence
tout ce qu’on ne contrôle pas
maîtrise pas
voudrait dominer
mais ne peut pas
tout cela je le laisse là où
c’est
et
une fois fermés
les yeux
si j’ai un peu de chance
des taches apparaissent
images rémanentes » (Orsoni, Et partout c’est la guerre, page 70), les gens regardent les images de bombes et les cadavres comme s’ils étaient devant un match de football, ils sont pour tel ou tel pays comme pour telle ou telle équipe, parce qu’il faut soutenir un pays comme il faut soutenir une équipe, cela fait partie de ton identité, c’est obligatoire, ainsi mes élèves ne comprenaient pas comment je pouvais ne pas avoir de préférence entre le Real Madrid et le FC Barcelone, et pour faire semblant de m’intéresser au football, car sinon une distance trop grande s’installerait entre eux et moi, je dis, « le meilleur club d’Europe est le Benfica », non que j’aie un quelconque attrait pour le Benfica, ni la moindre « origine portugaise », comme ils le croient dès que j’ai prononcé la phrase, mais parce que la côte portugaise est ce que j’ai vu de plus beau à ce jour, et alors j’ai joué le jeu, j’ai désigné un camp, parce qu’il fallait en désigner, et sans doute à dix-sept ans aurais-je été « pour le Liban » parce que j’adorais particulièrement le poème « La Qasida de Beyrouth » de Mahmoud Darwich, auquel je repense souvent ces temps-ci, « Beyrouth est notre dernière tente,
Beyrouth est notre ultime étoile » (trad. Elias Sanbar), mais ça ne veut rien dire, « pour le Liban », « pour Israël », comme si défendre la vie des civils sous les bombes devait nous obliger à soutenir la politique de tel fasciste notoire au pouvoir dans un pays ou de tel groupe fasciste envoyant des roquettes parce que c’est l’autre qui est fasciste, fasciste ne voulant plus rien dire, comme tous les mots qu’on utilise pour parler des situations qui nous échappent, comme si on pouvait se réjouir de la moindre bombe lancée, comme si on devait compenser notre choc et notre absolue tristesse par notre haine, pensant que la haine est une forme d’action, on dit « bien fait pour ces terroristes » ou « bien fait pour ces fascistes », et déjà on a crevé le désespoir, on n’est plus un désespéré, on est un militant, un homme ou une femme d’action, quelqu’un de bien, on a dit quelque chose donc on peut se regarder dans le miroir, comme si on pouvait, dans un monde tel que le nôtre, se regarder dans le miroir avec autre chose qu’un profond dégoût, « And if you look at your reflection
Is it all you want it to be?
What if you could look right through the cracks?
Would you find yourself, find yourself afraid to see? », Trent Reznor, la chanson passe en boucle chez moi, s’il fallait une bande-son pour accompagner l’apocalypse, et l’écoutant j’enchaînais en songeant qu’au début je lisais les œuvres de László Krasznahorkai comme des récits métaphysiques, ce qu’ils ont en effet, mais j’y voyais une forte puissance ironique, alors qu’en vérité ce sont probablement des romans très réalistes, pas du tout satiriques, mais vrais, dans le désordre intégral, les bruits, les paroles ineptes, tout s’effondre au loin, on ne sait même plus où, un peu partout, certains soirs ainsi je me répands en lamentation, sans doute est-ce ridicule quand on voit qu’à côté j’écris telle ou telle pitrerie, alors à chaque fois je me répands ensuite en excuses, mais je n’ai plus le cœur de faire un article de surplomb, tentant de regarder l’événement historique avec dignité, comme j’avais tenté de le faire avec les deux articles consécutifs au 7 octobre 2023, il faut aussi parfois se couvrir la tête de cendres, attendre, et, même quand on trouve cela absurde, prier.
Tout s’éloigne de nous, Apeirogon de Colum Mc Cann, l’aspiration au bonheur des libanais, l’humanité.
Écrivons, c’est la seule force qu’il nous reste. Merci
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« … se couvrir la tête de cendres, attendre, et, même quand on trouve cela absurde, prier. » Sans doute.
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