Vers la joie


Le comité d’accueil en enfer sera constitué de deux cycles de conférences : après avoir subi un premier cycle dans lequel des coachs en développement personnel vous auront expliqué que, si vous ne vous adaptez pas à l’enfer, c’est parce que vous n’êtes pas assez résilient, un deuxième cycle sera constitué d’orateurs jésuites vous expliquant que vous n’êtes pas du tout en enfer, mais au paradis, ceci ne devant pas nous faire douter qu’une joie soit possible, je veux dire, ce n’est pas parce que des imbéciles nous disent d’être résilients qu’il ne faut pas être résilient, ce n’est parce que des imbéciles veulent nous faire prendre des vessies pour des lanternes que les lanternes sont forcément des vessies, une maladie de l’esprit critique nous oblige à mettre à bas tous les mots, aller jusqu’au silence, un véritable esprit analytique ne peut finir que dans le silence ou le ressassement, phénomène aussi bien analysé, de manières si différentes, par Theodor W. Adorno que par Thomas Bernhard, dont on aura compris qu’ils figurent en bonne place dans mon panthéon personnel, et qui sont deux auteurs tout à fait désespérés, pour lesquels le désespoir est une sorte de méthode, méthode qui permet d’éviter les illusions ayant mené aux désastres du XXe siècle, pour Adorno comme pour Bernhard comme pour Kertész comme pour Anders et comme pour bien d’autres qui ont compté dans le second XXe siècle, le désespoir serait l’essence même de l’antifascisme (fascisme pris non au sens historique strict mais comme synonyme de dérive autoritaire et guerrière), il permettrait d’éviter les violents enthousiasmes collectifs qui menèrent aux désastres, ainsi de l’enthousiasme pour la nation, pour la race, pour le peuple, pour le progrès, pour les armes, pour la bombe, pour l’industrie, bien des auteurs ont cherché à faire entendre une voix différente, ainsi Foucault et Deleuze rappelant qu’on ne peut pas construire un militantisme digne de ce nom si tout le monde est triste, et qu’on ne peut pas aboutir aux « jours heureux », qui sont le programme de toute personne « engagée » digne de ce nom, si on est triste, la tristesse des intellectuels du second XXe siècle était aussi une sorte de pudeur : être joyeux au-milieu de tous ces désastres aurait eu quelque chose de satanique, et ils étaient d’autant plus enclins au désespoir que les semi-élites de leurs temps étaient pleins de l’enthousiasme des « Trente Glorieuses », comme si rien ne s’était passé, ni Verdun, ni Auschwitz, ni Hiroshima, ni les massacres de la colonisation, les écrivains qui comptent aujourd’hui ont souvent gardé cette pudeur, même quand ils ne pensent pas nécessairement aux désastres du XXe siècle, ils refusent de parler de bons moments et de sentiments de manière directe, il faut que cela apparaisse par détours, si possible dans une forme absconse, au-milieu de barres d’immeubles et près d’un fleuve pollué, je le dis parce que j’écris souvent ainsi, un petit démon se tient près de moi et m’empêche de dire la vérité, à savoir des faits tels que, j’aime Anaïs passionnément, mon mariage se passe formidablement bien, mes filles sont géniales et je les adore, ma nouvelle maison me convient parfaitement, j’habite au pied du Grand Colombier qui est une montagne fantastique, encore plus difficile m’est-il de créer une scène de la vie simple où ces bonheurs pourraient s’exprimer directement, non au sein d’un monde qui s’effondre, mais dans leur éclair, tel une journée au bord du lac du Bourget, nos anniversaires de mariage que nous organisons à chaque fois autour d’une visite dans une nouvelle abbaye, le premier ayant eu lieu à Port-Royal-des-Champs, cet endroit parfait pour des amoureux sortant de khâgne, idée qui ferait probablement enrager un janséniste, mais je ne dirai rien sur les jansénistes car je les sais bien plus susceptibles que les jésuites, un janséniste dirait probablement que le troisième cycle de conférences à l’entrée de l’enfer serait composés de « poètes lyriques du quotidien » qui « réenchanteraient le lieu par la force de leurs mots », il dirait aussi probablement que nous irons tous en enfer et que d’ailleurs nous y sommes déjà, ce à quoi un jésuite postmoderne répondrait que chacun est son propre ciel et son propre enfer, et ainsi a-t-on tendance à lire les propos de Jésus sur le « royaume des cieux » et la « géhenne de feu » comme des propos matérialistes, non pas comme une vie après la mort, mais comme un état intérieur permis par la foi, ainsi la boucle est bouclée, le jésuitisme et le développement personnel ne font plus qu’un, c’est le devenir de la religion à l’ère numérique, avec tout cela je n’ai pas eu le temps d’exprimer clairement à quel point j’aimais ma femme et mes filles et l’automne et les poèmes, j’arrive au bout de la page word, vers la joie.

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