Prémonitions amoureuses

1.

Quand j’avais environ cinq ans, ma grand-mère fit un rêve dans lequel elle allait « accueillir Anaïs à Noël ». Prenant ceci pour une prémonition, elle mettait à chaque Noël une assiette en plus, « l’assiette pour Anaïs ». C’était devenu une sorte de blague, au même titre que l’expression « vent du nord », que nous répétons à chaque Noël, « vent du nord, vent du nord », en contrefaisant la voix des anciens qui eux-mêmes la répétaient d’un air pénétré, les années où le vent venait du nord le 25 décembre, annonçant le mauvais temps pour toute l’année. Quand j’ai amené Anaïs pour la première fois à la maison, tout le monde prit un air entendu : c’était plié, il n’y en aurait pas d’autre ensuite, enfants et mariage à venir. L’assiette est toujours mise mais il y a quelqu’un devant.

2.

Quand j’avais environ seize ans, je cherchais un pseudonyme pour ma vie numérique, car « Clément Mouille » faisait affluer les bots pornographiques, c’était gênant. Comme j’étais dans une phase de romantisme pompeux, j’optai pour « nosferalis », qui m’est venu sans la moindre réflexion, sorte de contraction entre « Nosferatu » et « Novalis », qui avait l’avantage d’avoir quatre syllabes, comme Lautréamont et Zarathoustra. Le nom était pompeux jusqu’au ridicule, ce que mes amis ne manquèrent pas de me signaler. Heureusement, mon père me décida à garder ce nom en me lançant : « nosferalis, c’est pas un nom de pokémon ça ? » C’était décidé : tel Nosferapti sortant sa caverne, je volerais sur le monde en y déversant mes ultrasons.

Plus tard, après l’installation avec Anaïs, se posa la question du nom. Nous décidâmes de nous marier à l’église, puis que je prendrais son nom, comme ça personne ne comprendrait rien à rien. Je m’appelle donc Clément Alfonsi. Les gens me demandent si je suis corse, je réponds que je le suis par ma femme, et ils s’étonnent de ce qu’un homme puisse prendre le nom de son épouse : c’est dans la loi depuis la fin des années 2000, mais personne ne semble au courant. Un jour, un interlocuteur de la CAF m’a soutenu que ce n’était pas possible, même en ayant sous mes yeux ma carte d’identité. Mon moment préféré reste celui où, sur certains papiers administratifs, je renseigne mon « nom de jeune fille ».

Suite à cela, des internautes découvrant mon nom se mirent à me dire qu’ils « comprenaient enfin mon pseudo ». J’ai mis un temps à comprendre. Dans « nosferalis » se trouvent toutes les lettres du nom « Alfonsi ». Ainsi, désormais, un pseudonyme ronflant et insensé est devenu un pseudonyme habile et logique. Je crois que c’est, en quelque sorte, le récit qu’on pourrait tirer de mon existence : un brouillon indistinct et prémonitoire soudain rendu ordonné et lumineux par l’amour.

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