Note sur la violence dans l’art

Mon rapport à la violence dans l’art a changé. Peut-être est-ce l’âge. Quand j’ai commencé à m’intéresser aux questions artistiques, entre mes quinze et mes dix-sept ans, j’ai tout de suite voulu aller dans les marges, chercher les œuvres dérangeantes, déviantes. C’était probablement lié à la trinité Baudelaire-Rimbaud-Lautréamont, près desquels est ensuite venu se dresser Nietzsche. Il fallait que ça saigne, que ce soit bizarre et déprimant, et que ça sente un peu le soufre. Désormais, je sens tout d’abord que je suis plus affecté par les œuvres que je lis ou vois. Quand il y a du pathos, les larmes me viennent plus facilement ; quand il y a de la violence, je suis plus facilement écœuré, « gêné ».

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Pour ce dernier point, cette gêne, peut-être est-ce l’âge, mais peut-être aussi un après #MeToo. Durant toute cette période politique, l’évaluation des œuvres culturelles a été mise en question, et cela m’a semblé donner lieu à quelque chose que Walter Benjamin analysait et appelait de ses vœux : une réévaluation du canon artistique par la nouvelle génération. Parmi les innombrables discussions de fond lancées par cette époque, il y a le statut de la violence dans les œuvres, et particulièrement des violences faites aux femmes : faut-il les montrer ? comment les montrer ? faut-il les décrire directement et crûment à l’écran ou dans des pages sous forme de scènes ? quels dispositifs artistiques et dans quels buts ? l’art doit-il seulement les montrer cliniquement ou les dénoncer explicitement ? faut-il simplement les poser là ou proposer des solutions narratives alternatives ?

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Par exemple, un film comme Lolita de Stanley Kubrick est en fait plus problématique que le livre de Vladimir Nabokov, alors qu’il est moins dérageant, fait pour être « plus décent ». Kubrick lisse un certain nombre de fantasmes d’Humbert Humbert, et donne seize ans à Lolita au lieu de douze dans le livre. Cependant, le passage à l’écran fait que Lolita est objectivement sexualisée : elle n’est plus vue par l’œil du narrateur. L’affiche, surtout, affiche le personnage comme aguicheuse ; alors que, dans le livre, elle est vue à travers la perversion d’Humbert Humbert, le dispositif de distanciation permanente fait que le lecteur sensé est censé comprendre que la pauvre Lolita est entièrement la victime d’une sombre merde. Le fait que Lolita ait seize ans dans le film la rend un peu plus mature, donc responsable, alors que les douze ans du livre ne laissent aucune place à la moindre défense possible. Le début du livre nous montre bien d’ailleurs la folie du narrateur, qui écrit à son jury pour se défendre lors d’une accusation de meurtre, et dont la défense consiste à dire que c’est un crime passionnel dû à son amour fou pour une fille de douze ans…

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Je repensais à cela, tout à fait en vrac et par associations d’idées, en regardant Quand l’embryon part braconner de Kōji Wakamatsu. Les gens assis sur leurs certitudes se demanderont sans doute pourquoi on s’inflige une heure dix de violence ; et la question se pose en effet. Je crois pouvoir répondre de deux manières : premièrement, j’ai toujours chercher à voir des œuvres dérangeantes parce que l’art m’a toujours semblé être le lieu où se bouleversaient les certitudes ; deuxièmement, je crois sincèrement à une forme de catharsis, au fait que visionner des œuvres violentes permet de purger de la violence. (Oui, ce n’est pas exactement ce que dit Aristote.) Je suis toujours consterné quand je vois une polémique sur les œuvres violentes qui engendrent de la violence, car je crois en l’exact contraire : regarder des œuvres violentes permet d’objectiver la violence, de la mettre à distance et de s’en libérer. Non, évidemment, c’est plus compliqué : les œuvres peuvent aussi participer d’une culture de la violence, et ce n’est pas pour rien qu’on parle de « culture du viol ».

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La violence de Quand l’embryon part braconner n’est pas gratuite. Nous sommes en 1966, et Kōji Wakamatsu a pour but explicite de mettre le spectateur le nez dans la merde. Cette merde, c’est la violence sexuelle, le délire misogyne, le sadisme. L’analyse est clinique, avec des traits qu’on retrouve dans l’analyse sociologique des ces violences : 1° Relation de supériorité hiérarchique : le patron violente son employée, il lui propose de l’argent pour la faire taire, redouble de violence quand elle refuse cet argent. 2° Une volonté de dressage du corps de la femme issu d’une culture qui va en ce sens : l’homme dit régulièrement qu’il faut en revenir aux valeurs d’avant-guerre ; il reprend les théories misogynes de la femme plus liée à la nature que l’homme, donc plus animale et abaissée. 3° Une psychologie tourmentée par le suicide de la mère, la haine de la vie et le départ de son ex-femme ; cette dernière est partie parce qu’il refusait d’avoir un enfant. La femme partie blesse son ego et sa culture traditionnelle, il tombe sur une nouvelle femme et la tourmente pour la « dresser ».

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Le film de Wakamatsu est très violent, rien n’est épargné. Ici comme dans Lolita jaillit un soupçon, et ce alors même que les dispositifs n’y laissent normalement, chez le spectateur-lecture sensé, aucune place : le soupçon que certains s’identifient au narrateur, regardent ce film ou lisent le Nabokov pour se rincer l’œil et fantasmer. La position, par exemple, de Bernard Pivot quand il parle du livre, après quoi Nabokov le recadre vertement ; la séquence est bien connue, notamment depuis que Vanessa Springora l’a évoquée dans Le Consentement. Par rapport au livre de Nabokov, l’avantage du film de Wakamatsu reste de donner le dernier mot à Yuka, la victime. [Ici, je ne peux pas raconter la fin, si jamais certains veulent voir le film. Elle est très bien.]

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Sans doute aujourd’hui présenterait-on les choses différemment. Dans les années 1950 et 1960, la nécessité s’est posée de montrer les violences sexuelles de manière brutale. Le sujet devait sortir, et en vérité il est assez peu sorti ; parler de sexe a été vu comme le fer de lance de la libération sexuelle, et les œuvres nous intéressent sans doute plus aujourd’hui sous l’angle des violences sexuelles qu’elles n’intéressaient auparavant. Le fait que ces œuvres aient été créées par des hommes n’y est sans doute pas pour rien. A l’inverse, si une œuvre comme celle de Chantal Akerman gagne aujourd’hui tant de renommée, c’est parce que le traitement de ces violences ressemble plus à celui qui paraît plus éthique aujourd’hui. Dans Je Tu Il Elle, la masculinité violente est évoquée par le long monologue de Niels Arestup, mais aucune identification n’est possible, tout d’abord puisque rien n’est montré, et ensuite qu’il n’est qu’un épisode du film, qui se conclut par la possibilité d’une relation amoureuse plus saine (celle entre Je et Elle à la fin). De même dans Jeanne Dielman, où la violence est en hors champ, pas très claire, simplement montrée par ses conséquences sur le personnage principal, tout en trouble montant petit à petit.

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Non pas qu’une option me plaise plus qu’une autre. Tous ces artistes ont en vérité aussi, et même d’abord, un certain nombre de questions esthétiques à travailler, et rencontrent la violence au détour de ces questions. Mais dans n’importe quelle phase de civilisation, le statut de cette violence représentée demeure trouble. Je ne crois pas en avoir dit grand-chose de neuf ici, mais je voulais, simplement, rendre compte de ce trouble.

Yuka, incarnée par Miharu Shima, dans Quand l’embryon part braconner.

10 réflexions sur “Note sur la violence dans l’art

    1. Je suis actuellement en pleine phase de ralentissement. Moins il se passe d’événements dans un livre, plus je l’apprécie. Je me remets à lire de longs romans, alors que j’avais longtemps arrêté. Mais, en conséquence, quand je tombe sur une œuvre plus saccadée ou violente dans son contenu, cela m’interpelle plus, comme ici, et me force plus à penser. C’est donc une bonne chose dans tous les sens, semble-t-il.

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  1. Lu avec intérêt. C’est évidemment d’une importance cruciale d’aborder le problème de la représentation de la violence en art (ou plus précisément : dans le spectacle). L’art se trouve, je crois, dans la qualité de la distance que l’on saura y mettre. Vous abordez cela dans votre dernier paragraphe : ce trouble, ces questions (pas seulement esthétiques) à travailler.

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  2. « Le lecteur sensé est censé comprendre que la pauvre Lolita est entièrement la victime d’une sombre merde. »

    Ah ? Quand le narrateur passe à l’acte, dans le livre (je n’ai pas vu le film), il découvre — oh suprême ironie — que Lolita… n’est pas vierge. Elle explique qu’elle a eu un rapport sexuel consenti, à onze ou douze ans, avec un garçon de quinze ans. Comme d’autres. Ces souvenirs de lecture sont un peu lointains, corrigez-moi si ma mémoire me joue des tours. Mais si je ne me trompe pas, ce passage dément votre interprétation : Nabokov dit par là clairement que le vieux narrateur manigançant son opération de chloroformage est un pauvre hère complètement largué qui aurait simplement dû demander la chose dans les termes usuels. Que ce livre ne soit plus censuré est un symptôme inquiétant.

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    1. Je parle en n’ayant pas le livre sous les yeux, aussi vérifierai-je ce que j’avance dès que possible. Au sortir de sa colonie de vacances, Lolita raconte en effet son aventure à Humbert Humbert. Néanmoins, il y a une histoire de sang durant leur premier rapport, dans mon souvenir. Humbert cachant à Lolita la mort de sa mère, pour obtenir ce rapport, il est de toute façon indéfendable. Lolita continue d’avoir douze ans, aussi, dans la loi d’aujourd’hui comme d’hier, le consentement est absent.

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  3. Oui, c’est le récit de ce qui s’est passé en colonie de vacances. Je ne me souviens pas du sang. Dans mon souvenir, cette aventure de colonie de vacances était sexuelle et représente en réalité la conclusion de l’œuvre, la suite étant simplement que les relations sexuelles du narrateur avec Lolita à partir du passage à l’acte durent un certain temps et puis se terminent et qu’ensuite Lolita devient une représentante ordinaire de la classe moyenne. L’idée est donc que le narrateur se fait une idée surannée de l’enfance, qu’il croit déflorer une fillette alors que celle-ci pourrait lui apprendre des choses en matière sexuelle, comme ses camarades de la colonie de vacances, que son stratagème pour parvenir à ses fins était donc inutile, et que la législation sur le viol par définition de la loi (l’impossibilité de parler de consentement) est une absurdité juridique. En ce sens, le narrateur est un puritain, un représentant de l’ordre ancien, dévoyé, qui n’a pas compris que les nouvelles mœurs ne s’opposent plus à sa faiblesse.

    On peut penser, comme toujours, que Nabokov se contente de décrire les mœurs, la plus grande (voire la très grande) précocité sexuelle dans une société passant du puritanisme à autre chose. Une Lolita de onze ou douze ans avec un garçon de quatorze ou quinze ans (aventure de la colonie de vacances), c’est le profil type de l’entrée en puberté asymétrique pour l’un et l’autre sexe, et dans une société sans puritanisme c’est la nature qui dirige en ces matières.

    J’en appelle donc à la censure, en précisant, s’il en était besoin, que l’actuelle non-censure ne résulte bien évidemment pas d’un principe, le principe « on ne censure pas », car notre régime censure au contraire de nombreux « contenus illicites » même si cela ne passe plus par des bureaux de censure mais par des tribunaux répressifs appliquant la loi (or la loi répressive visant à dissuader, l’objectif est le même strictement qu’un bureau de censure), pas un principe, donc, mais un choix, et c’est le choix de ne pas censurer ici qui est un symptôme inquiétant.

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    1. J’avoue être surpris par cette interprétation faisant d’Humbert un puritain. Il faudrait que je relise tout ou partie de l’oeuvre pour en juger plus profondément. Il me semble que deux éléments viennent nuancer ce point de vue.

      Tout d’abord, la narration montre Humbert Humbert très cynique. Aussi bien la description de la première fois que le début du voyage (« Nous connûmes… ») sont des morceaux d’ironie mordantes, montrant un narrateur tout à fait dominateur et satisfait d’une victoire de la perversion. Dès le début, les dispositifs de distanciation sont assez énormes : style ampoulé, cynisme, mensonges. Là, c’est peut-être moi qui surinterprète, mais il me semble que Nabokov prend plaisir à auto-caricaturer son propre style, en le poussant à outrance dans la bouche d’un pervers. Dans toutes ses oeuvres, Nabokov procède de la sorte : il voue une haine à ses personnages, empêche toute empathie.

      Un deuxième élément, c’est l’entretien de Nabokov avec Bernard Pivot. L’auteur y récuse clairement l’interprétation voulant que Lolita soit perverse et que leur relation soit « normale ». Je ne crois pas qu’il fasse la description du fonctionnement de nouvelles moeurs sexuelles, mais du fonctionnement d’une violence sexuelle au sein de la structure familiale. C’est du moins ce qu’il défend. Certes, il affadit en partie les aspects ambigus du livre, sans doute effrayé par l’empathie (qu’il a toujours voulu empêcher) de certains lecteurs pervers envers le narrateur (Bernard Pivot, Gabriel Matzneff, pour faire court).

      Quant à la question de la censure, cela demanderait aussi de ma part une réflexion plus approfondi. Je crois néanmoins que cette oeuvre crée un dispositif de distanciation suffisant pour éviter les lectures affirmant la normalité de cette relation asymétrique. L’intervention de Nabokov en entretien laisse par ailleurs la place à une lecture du livre qui s’intègre bien dans l’analyse contemporaine des violences sexuelles telle qu’on la pratique après #MeToo : Vanessa Springora, elle-même victime de Matzneff à douze ans, a écrit des pages allant dans ce sens, aussi bien dans Le Consentement que dans des entretiens. Cela n’épuise pas l’oeuvre, mais évite l’unique lecture de perversion assumée que proposent par exemple les oeuvres de Matzneff, ou même celles de Sade, étrangement toujours appréciées.

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      1. Je ne me souviens plus du tout du style du narrateur. Aurais-je extrapolé ? Le point déterminant est ce qui s’est passé à cette colonie de vacances.

        Une anecdote au sujet de Matzneff. Mauriac en fit un hommage appuyé, presque dithyrambique, et l’inséra dans son Bloc-notes, parce que Matzneff avait écrit quelque chose contre Mai 68 qui mit la larme à l’œil du vieux. On peut y voir un adoubement, peut-être ce qui l’a propulsé… Matzneff adoubé par Mauriac : et si toutes ces hautes figures intellectuelles n’étaient que des pantins ?

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