Certains écrivains adoptent une forme, qu’ils déploient dans ce qu’on appellera naturellement une carrière. Parmi eux, les plus nombreux admettent une forme préétablie, et une infime partie s’attache à créer une forme singulière, réutilisée avec variations de livre en livre. D’autres enfin ne peuvent s’en tenir à une forme, à un style, vont sans cesse bondir d’une forme à forme, casser la forme ancienne. Un modèle de ce dernier type peut être trouvé en Pier Paolo Pasolini. Cependant, pour un jeune écrivain, passer de forme en forme est souvent mauvais signe : le style n’est pas encore trouvé, affermi, les hésitations traduisent des références encore mal digérées. Un jeune écrivain devrait s’imposer une forme et la travailler jusqu’à acquérir des compétences d’artisan de la phrase ou du vers. Ensuite, peut-être, il pourra songer à devenir artiste.
L’été commence par une cavale heureuse. Le concert de Nine Inch Nails à Paris fut un beau moment. Trent Reznor donne l’image d’un artiste désespéré qui vieillit bien, d’une dépression structurée esthétiquement, avec un travail du son et du spectacle qui permet de tenir. Tous ses premiers albums sont hantés par la violence et la question du suicide ; à désormais soixante ans, tout respire chez lui la dignité, et une certaine classe : l’homme en noir, entouré de très bons artistes (on pense notamment à Atticus Ross au synthé), marchant dans la foule, jouant du piano puis de la guitare électrique puis du synthétiseur tout en chantant, enchaînant ses classiques, parfois sur un rythme très différent de l’original, le tout sous un décor visuellement varié et digne d’intérêt. Avec Anaïs, nous avons simplement regretté que cela ne bougeât pas plus. Peut-être était-ce lié au public, à notre place un peu loin dans la fosse, ou surtout aux choix de Reznor : le changement de scène au-milieu du concert a coupé les élans rock, et c’était visiblement volontaire. Les spectateurs avaient l’air surpris par l’aspect électronique d’une bonne partie du concert, alors même que son premier album est fondé sur le synthétiseur, de même que ses derniers et ses musiques de film faites avec Atticus Ross (ils ont obtenu un nouvel Oscar cette année). Beaucoup de gens semblaient venir pour The Downward Spiral et les morceaux de rock dit « industriel » qui ont fait le succès du groupe, mais Reznor s’est montré comme artiste toujours en travail, en quête de renouveau et d’explorations. C’est moins plaisant pour le spectateur moyen, mais un bon spectateur vient voir un artiste face à son art.
Deux jours plus tard, les réflexions se posent de manière assez semblable à Musilac. Il faut dire, tout d’abord, que l’organisation du festival est vraiment très bonne ; ça change de Rock en Seine. Nous faisons comme souvent : nous venons pour un groupe, en l’occurrence Fontaines D. C., et profitons du reste. L’avantage des deux scènes côte à côte est indéniable : très peu de temps mort entre les concerts, on peut se placer pour un concert suivant tout en écoutant celui en cours. Absolument tout était très bon. Amyl and The Sniffers a fait son show punk, idéal pour se chauffer en début de soirée. The Last Dinner Party est un groupe que je ne connaissais pas, et dont la performance donnait envie d’aller tout écouter : bien composé, bien joué, varié. Ensuite, il y avait Air. Je crois que jamais l’adjectif propre n’a été aussi pertinent pour parler d’un spectacle : classe, simple (que des classiques du groupe), impeccable à tous points de vue. Une heure de contemplation profonde. Là, avec Anaïs, nous nous installons au quatrième rang pour Fontaines D. C., en nous disant que nous n’écouterons que d’une oreille Clara Luciani. En vérité, elle a assuré. Les choix d’arrangements rendent ses beaucoup plus rock que les versions originales. Même le public lointain, qui comme nous attendait le groupe suivant, participait à l’ambiance. Et enfin, que dire de Fontaines D. C. ? Ils surnagent loin au-dessus de ce qui se fait ces dernières années en musique populaire. Grian Chatten a une présence exceptionnelle sur scène : il ne parle presque pas (ses seules paroles ont été « Merci » et « Free Palestine »), se poste juste devant le public, a besoin d’un seul geste pour que tout le monde saute. Il faut dire aussi que nous étions tout devant, au-milieu de ceux qui comme nous connaissaient chaque chanson par cœur, aussi l’atmosphère était-elle particulièrement bonne.
En rentrant je reçois deux beaux ouvrages édités par Épousées de l’écorce. J’en parlerai ici, si le temps le permet. Il y a des projets en cours, dont je peux difficilement parler : un nouveau carnet qui me mène encore je ne sais où ; quelques travaux liés au scolaire. Dans deux jours, nous partons en Corse. La connexion internet tend à arriver dans le petit village, mais il n’est pas garanti que je pourrai utiliser l’ordinateur ou le téléphone. Aussi, peut-être une coupure, peut-être pas. Je ne peux pas prévoir ce que seront les avancées de la semaine prochaine, s’il y en a. C’est bien.