Avancées (30) : 23 juillet 2025

Quels sont les bons indicateurs pour mesurer une avancée ? La question sous-tend ces chroniques du mercredi, ni vraiment journal, ni vraiment réflexion sur l’écriture, ni vraiment carnet ou bribes ou choses vues. Les lecteurs bénévolents y verront un espace de liberté et de surprise ; les lecteurs critiques y verront une absence de projet, de discours se déployant avec certitude ; ces derniers, probablement, ne lisent plus ceci depuis longtemps. Il m’est difficile de comprendre les auteurs, lecteurs et plus généralement les individus qui ont des certitudes, avancent avec une méthode répétitive dans les mêmes eaux. Sur les réseaux, ici comme ailleurs, j’ai toujours regardé avec circonspection les comptes ne traitant que d’un seul thème : comptes centrés uniquement sur la politique, ou l’art, ou la philosophie, ou la poésie, ou la pêche, ou que sais-je encore. Avoir une seule passion, un seul objet d’étude, m’a toujours semblé triste, et pour moi-même impossible. C’est à partir de la deuxième passion que l’enchâssement devient intéressant : aimer la philosophie et le sport ; la poésie et la musique techno ; la sociologie et la science-fiction ; la politique internationale et les oiseaux. La simple colocation de deux passions permet d’ouvrir des perspectives, de tracer la complexité d’une personne. Et toujours plus à chaque passion ajoutée : l’écologie et l’observation spatiale et les sciences cognitives ; la physique théorique et la musique punk et la danse contemporaine ; la science-fiction et la poésie du XVIe siècle et les séries dramatiques. Et, plus encore que la présentation concomitante d’objets d’étude différents, la capacité à se renouveler, remodeler son espace mental en fonction des événements, des lectures, des discussions. Tout ceci s’oppose à la division du travail intellectuel : aussi bien dans le monde universitaire que sur les réseaux sociaux est valorisée la spécialisation dans un seul domaine. Cela donne une impression d’expertise, parfois réelle, parfois illusoire. Celui qui est spécialisé dans un seul domaine trouve des indicateurs faciles pour mesurer ses avancées : chaque article étant équivalent aux autres, leur nombre de vues et de citations est un indicateur valable (alors que celui qui écrit sur des thèmes différents aura différents lecteurs, donc des statistiques sujettes à caution) ; on peut avancer dans un champ restreint, où les acteurs sont clairement identifiés (quelles ont été mes actions dans la champ de la poésie contemporaine, constitué d’environ 5000 personnes?). Cependant, comme on fait toujours la même chose, on n’avance pas réellement ; le champ restreint devient un eau stagnante.

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Comme nous habitons durant deux semaines chez le grand-père corse, nous écoutons les discussions des anciens. Elles tournent essentiellement autour de ce qui n’existe plus. Moins de touristes qu’avant ; moins de grives, de geais, d’oblades, de perdreaux ; moins de produits dans le chariot en quittant le supermarché ; moins de contact humain. Même chez les moins vieux, dès soixante ans, l’impression est celle du dépassement : le numérique n’a pas été acquis, si bien que le monde semble lointain, devenu fou, -parce qu’une partie notable de ce qu’on appelle « le monde » se situe dans le numérique. Des bribes d’informations historiques : si le FLNC (Front de Libération Nationale Corse) s’est appelé ainsi, en référence au FLN algérien, ce n’est pas seulement pour des raisons de volonté d’indépendance, mais aussi parce que nombre de Pieds-Noirs, après 1962, ont été installés en Corse ; comme ils étaient riches, ils ont racheté de nombreux terrains, notamment certains sur lesquels les bergers passaient, et qui étaient bien commun, désormais grillagés. En somme, bon nombre de Corses ont considéré que les colons français en Algérie se sont ensuite comportés comme des colons en Corse. Plusieurs attentats corses des années 1960, avant la constitution du FLNC, visaient les grandes propriétés des néo-colons. L’Université de Corte n’a été rouverte qu’en 1982, après plus de deux cents ans de fermeture. La constitution de la Corse indépendante, adoptée en 1755 (l’indépendance se termine en 1769), est alors la plus démocratique d’Europe, la première à ouvrir le droit de vote aux femmes, source d’inspiration pour Rousseau, pour la constitution américaine puis la constitution de la Ire République française.

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Comment mesure-t-on l’acquisition d’une idée, d’un fait historique appris, d’un sentiment, tout ce qui crée les évolutions lentes et profondes dans l’esprit ? Un esprit encyclopédique, teinté d’un peu de Borgès, voudrait tenir heure par heure le journal des mots découverts, des faits observés, des idées passées en un instant fugace dans le flux de conscience. Cela est impossible. Un esprit poétique se satisfait d’éclats, de petits éclairs qui font transparaître le moment qui s’envole, et commence un court poème par « J’ai mangé / une pêche plate ». Un esprit artistique se met à la table de travail et prépare l’œuvre d’ampleur qui transcrira les évolutions profondes au sein de la fugacité ; il ou elle écrira une œuvre comme Jane Eyre. Cela manque à notre époque, de bons romans d’apprentissage. On en aurait besoin, pour avancer.

3 réflexions sur “Avancées (30) : 23 juillet 2025

  1. Merci pour cette lumière sur la Corse. Les bergers, eux, savent ce qu’est le commun — ils vivent la terre, la partagent, l’honorent. Les colons ? Ils ne connaissent que l’appropriation : usage, jouissance, transmission… ou destruction. Toujours cette même mécanique : prendre, épuiser, transmettre, ruiner. Mais le commun, lui, ne se conquiert pas — il se mérite.

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  2. Je suis bien d’accord avec vous: les blogs monodisciplinaires sont ennuyeux. Si vous fréquentez le mien de temps en temps, vous savez à quel point je passe d’un sujet à un autre… c’est mon plaisir et celui, j’espère,d e mes lecteurs. mais pourquoi vouloir mesurer? pourquoi des critères? Les statistiques sont de piètres indicateurs. Le critère essentiel n’est-il pas le plaisir éprouvé qu’on éprouve à avoir pu exprimer ce que l’on sentait ou pensait?

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    1. Oui, j’ai apprécié votre passage récent de la philosophie au théâtre ; cela permet de multiplier les réflexions, de tracer des liens.

      Je crois en effet que les critères matériels et numériques sont vains ; l’accumulation de statistiques propre aux réseaux sociaux fait qu’on y est sans cesse exposé, si bien qu’on finit par s’y habituer, voire par leur accorder une valeur… Il faut sans cesse de reprendre, mettre à distance ses pratiques pour ne pas devenir esclaves des faux critères d’évaluation, de l’évaluation généralisée.

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