Tracer sa route

Tracer sa route.


Expression métaphorique qui veut tout dire, donc pas grand-chose.

Un wittgensteinien en réprouverait l’utilisation dans un texte pour cause d’absurdité ; un deleuzien en réprouverait l’utilisation dans un texte pour cause de cliché.


Pourtant, quand je dis : « je trace ma route », je me sens bien, je vois de belles images vagues, et une volonté ferme, enjouée.


Sans doute est-ce lié : l’image est rassurante ; je l’ai entendue, lue, je me l’approprie, j’en ressens du plaisir.


Ce n’est pas de l’ordre du dérangement, de l’étrange, du beau qui est toujours bizarre, de la jouissance selon Barthes, de la claque.


On veut des œuvres qui dérangent et surprennent, parce qu’on vénère l’originalité depuis Baudelaire.


Les classiques savaient que le bonheur est dans la répétition ; les modernes croient le trouver dans la nouveauté. Il y a des classiques et des modernes à chaque époque.


Je lis des poèmes des années 2020. Certains sont classiques car en vers classiques ; certains sont classiques parce qu’ils reprennent le vers libre et les images surréalistes du XXe siècle ; certains sont classiques parce qu’ils veulent claquer, s’inspirent du happening (mais le happening a plus de cent ans, c’est un truc de vieux). Rien que des classiques ; la modernité est notre classicisme à nous. (Insérer une réflexion profonde car inepte sur la notion de postmodernité.)


Tracer sa route : où, quand, dans quelle condition physique ? Tracer parce qu’on va vite ou parce qu’on laisse une trace ? La sienne, de route ? Vraiment la sienne, est-ce réellement sûr ?


Chaque expression ouvre des abîmes, le langage fait problème. Quelqu’un qui pose « tracer sa route » dans un poème dira le faire en toute conscience, en voulant faire réfléchir à tous les sens de « tracer », de « sa » et de « route ». Encore faut-il que le reste du texte amène à ce genre de réflexions chez le lecteur. C’est loin d’être évident.


Rien n’est évident dans le langage et la poésie commence avec la surprise face aux problèmes dudit langage. « Commence » ne veut pas dire qu’on va écrire de bons poèmes : cela veut dire qu’on va réfléchir poétiquement, commencer à lire en cherchant les dimensions poétiques, et à écrire en travaillant la dimension poétique. La poésie n’est pas la beauté, mais la profondeur, et comme rien n’est plus profond que la peau, rien n’est évident.


On peut lancer des gageures : écrire un poème où l’expression « tracer sa route » trouverait un sens nouveau. Le travail poétique a une dimension ludique : on s’amuse avec les problèmes de la langue.


Mais bien sûr, on va souvent entourer cette expression de réflexivité (ce que fait ce texte-ci) ou d’ironie, pour marquer sa différence avec la poésie ancienne. On y perd alors une forme d’élan qui est pourtant ce pourquoi on lit la poésie : parce qu’elle nous donne envie de vivre plus. Entourer « tracer sa route » d’autres choses risque de faire perdre l’horizon. Or l’horizon est bien ce dont nous avons le plus besoin. 

6 réflexions sur “Tracer sa route

  1. Bonjour, 😊
    < Expression métaphorique qui veut tout dire, donc pas grand-chose.
    … Vouaiiiiiiis … à voir !

    < Or l’horizon est bien ce dont nous avons le plus besoin.

    Du temps de l’écriture au stylo, au feutre, au bic, ou au crayon, … l’horizon était peut-être plus tactile que sur clavier.
    Mais en général, nous claviardons à deux mains.
    Est-ce que ça double le grand ??

    Bonne rentrée, amitiés 😉

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