L’intéressant, c’est ce qui résiste à la théorie. Mais, pour trouver ce qui résiste à la théorie, encore faut-il en avoir une. Sans théorie, rien n’est intéressant.

**

Si je devais écrire un traité sur L’Art de ne pas lire, je consacrerais tout un passage sur les « nietzschéens de gauche » et leur capacité à ne pas lire la neuvième partie de Par-delà bien et mal.

**

Quand je vois l’amertume généralisée, je ne peux m’empêcher de penser : le pire, c’est qu’on considérera peut-être notre période comme un âge d’or.

**

En poésie, on n’atteint pas toujours la beauté (peut-être jamais), mais on peut montrer l’effort pour l’atteindre. Dans un essai à prétention philosophique, on n’atteint pas toujours la vérité (peut-être jamais), mais on peut montrer l’effort pour l’atteindre. « Ce poème n’est pas beau », « cette pensée n’est pas vraie » sont des critiques très faibles, à côté de la plaque.

**

« Les grandes époques sont celles où nous trouvons le courage de rebaptiser notre mal pour l’appeler ce que nous avons de meilleur. » Encore une très belle phrase de Nietzsche. Elle ne veut rien dire. Page suivante : « Dieu a fait preuve de finesse en apprenant le grec lorsqu’il voulut se faire écrivain -et en ne l’apprenant pas mieux. » C’est un koān zen. Tout autour de ces phrases, dans la quatrième section de Par-delà bien et mal, des absurdités misogynes.

**
Poème, aphorisme, essai, et même roman, atteignent une dignité supérieure quand ils créent une faille. On n’est pas rassurés par un bon livre, au contraire. Dans une œuvre aussi romanesque que Guerre et Paix, la profondeur tient dans la déconstruction complète de l’héroïsme. C’est un grand roman parce que, sous les atours d’une épopée, c’est la négation de l’épopée.

**

Je suis souvent étonné de voir la masse de commentaires concernant la politique américaine. Certains la commentent pour se rassurer : « ils sont fous, ces Américains! » (sous-entendu : nous, ça va, en comparaison). Certains la commentent pour se faire peur : « ça arrive bientôt chez nous ! » (sous-entendu : la culture américaine est à l’avant-garde de la culture de tout l’occident, ce qui arrive aux États-Unis arrivera chez nous dans quelques années). Certains la commentent parce que « la politique américaine conditionne la politique mondiale » (sous-entendu : tout le monde -surtout nous- est vassal des États-Unis). Je ne sais pas qui a tort ou raison ; simplement, ces commentaires, même pertinents, me paraissent souvent issus d’affects peu propices au travail dans nos luttes sociales urgentes.

**

Il y avait ici un long paragraphe sur Nietzsche, finalement supprimé : trop long, nécessitant un travail à part. Trop à l’emporte-pièce, aussi : écrire du mauvais Nietzsche pour critiquer Nietzsche serait bien de la stupidité dernière.

**

À quoi rêvent mes contemporains ? Je crains que beaucoup rêvent trop peu, trop banalement, que les algorithmes bloquent entièrement leurs imaginations. L’autre jour, j’ai fait un très beau rêve, sur une île densément peuplée, où se posaient de très nombreux problèmes sociaux, politiques et esthétiques. Cela faisait très longtemps que je n’avais pas fait un rêve si complexe. Il est resté dans ma mémoire, je pourrais en tirer un roman de fantasy, si du temps s’ouvrait pour l’écrire.

**

L’exigence surréaliste demeure : rêvez plus haut.

———————–

(Les phrases de Nietzsche sont issues de la traduction de Patrick Wotling, chez Garnier/Flammarion.)