Le neuvième aphorisme des Minima Moralia est consacré au thème du mensonge. Quand on arrive sur un tel objet philosophique, on pense rapidement à deux grandes thèses opposées : celle de Kant (condamnation totale du mensonge) et celle de Nietzsche (sur l’utilité du mensonge « pour ne pas périr de la vérité »). Adorno n’évoque aucune de ces deux positions. Il se situe dans un autre domaine, évoqué très vite dès le début de l’aphorisme : celui d’une société de « fausseté généralisée ». L’auteur nous situe d’emblée dans l’ère de la post-vérité (là encore, son avance est exceptionnelle ; – nous sommes en 1944) : pas seulement celle de l’Allemagne nazie qu’il a fuie, mais aussi celle de l’URSS pour laquelle il n’a aucune affection, et celle des États-Unis pour laquelle il en a encore moins.
Une remarque passe très vite : notre époque condamne bien plus les individus pour leurs vérités que pour leurs mensonges. Le mensonge n’est aucunement une atteinte à la vérité, il est le fonctionnement normal de la société ; c’est la vérité qui vient la bousculer, qui est scandaleuse. Le paradoxe n’est qu’apparent : tout le monde voit bien que le monde fonctionne ainsi, et pas seulement le monde politique. Adorno pense bien sûr aussi au monde économique et, dans un capitalisme où l’économie a envahi toutes nos vies, le mensonge se généralise aussi à la vie privée. L’idéologie capitaliste (ou fasciste, ou communiste) a pris le pas sur la pensée chrétienne qui condamnait (au moins formellement) le mensonge. Le mensonge n’est pas un vice, il est l’attitude à laquelle encouragent tous les rouages du système.
Nous gardons tout de même une certaine honte de ses mensonges. On sait que ce n’est pas très bien d’enjoliver son CV ou son profil sur un site de rencontre ; mais sans cela, on n’aurait ni travail ni relation amoureuse. Ce n’est pas bien d’être démagogue, mais sans cela impossible d’être lu ou élu. Ce n’est pas bien de dire qu’on a aimé tel texte alors qu’on l’a trouvé mauvais, mais on a besoin d’un renvoi d’ascenseur pour percer. Si on veut ne plus mentir, la seule solution est la rupture avec la société ; autrefois le monastère, aujourd’hui la communauté autogérée.
La dernière partie de cet aphorisme aboutit à une conséquence du mensonge généralisé : plus personne ne croit personne. Nous utilisons le novlangue managérial ou néo-capitaliste, chacun acquiesce, on se comprend ; personne n’est dupe, on doit simplement lire entre les lignes. Les décideurs politiques et économiques en ont l’habitude : ils ne disent jamais ce qu’ils pensent, encore moins ce qu’ils veulent. Il faut avancer masqué, mais à la fois on n’est plus que le masque. Cela signifie que chacun, par ces mensonges, assume tout de même un certain mépris de l’autre. « On ne ment à autrui que pour signifier le peu d’intérêt qu’on lui porte », écrit Adorno. La société froide. On pourrait, à ce stade, espérer une possibilité de vérité dans les rapports intimes ; heureusement, Adorno nous enlèvera aussi cette naïveté lors de l’aphorisme suivant.
Adorno a oublié Albertine.
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