Rêverie du 19 mai (le 99e article)

Le dernier article, consacré à Charlotte Delbo, aurait au départ dû être une « rêverie » : je souhaitais partie de mon attrait pour son oeuvre dans le but (mais la notion de « but » n’a pas réellement cours au sein d’une rêverie) de parler de bien d’autres choses qui me traversaient l’esprit ces jours-ci ; mais, finalement, devant la gravité de l’oeuvre et la nécessité de la présenter au moins dans les grandes lignes, cela fit un article déjà touffu, où des remarques annexes eussent été inappropriées, ridicules.

Tant se passe que je trouve difficilement le temps d’écrire. Tant n’a d’ailleurs que peu de profondeur et ne nécessiterait pas un article détaillé. Par exemple, je voulais parler d’un des derniers opus collectifs publié chez La Fabrique, Contre la littérature politique, qui m’a poussé à réfléchir à plusieurs problèmes, mais je ne suis pas certain que mes remarques auraient un réel intérêt : hors de mon journal de lecture sur SensCritique, qui se limite à des notes très subjectives et volontairement fragmentaires, à quoi bon proposer un prétendu développement intellectuel, de peu de profondeur ?

Je remarque d’ailleurs que, dans cette première partie d’année, mes articles les plus lus (sur des pistes pour entrer dans la poésie contemporaine, pour Charlotte Delbo, à propos de la polémique autour du Printemps des poètes) sont plus des articles de médiateur que de critique (et encore moins d’intellectuel) : ce sont des articles qu’on pourrait dire de vulgarisation, où je ne propose pas de contenu profond, simplement des conseils ou des commentaires. Quand j’avais voulu vraiment réfléchir, l’été dernier, sur la question écologique, ou que j’avais entamé des « Recherches poétiques » au début de ce blog, cela avait donné lieu à un très gros bide. Je voudrais avoir cette force qu’ont les génies d’avancer entourés de silence (Pierre Reverdy a beaucoup écrit sur cette manière d’agir dans « Le Livre de mon bord », effectivement écrit dans le silence de Solesmes), mais l’acte même de produire un blog implique qu’on cherche des lecteurs, qu’on attend une ou deux remarques pour se réfléchir sur sa pratique.

En vérité, j’ai une idée qui prend le contre-pied de l’idée romantique que je me faisais de la poésie et de l’art au lycée puis en classes préparatoires littéraires : si personne ne répond ni ne lit, ce n’est pas que je suis incompris, c’est que ce que j’écris n’est pas bon.  De fait, si je relis mes « Recherches poétiques » ou mes quelques réflexions politiques ou écologiques, je vois bien qu’elles traduisent une absence de plan, une absence de discours clair, qui ne peut percuter clairement dans la sensibilité de personne.

Aucun plan, c’est pourquoi la rêverie. Je voulais par exemple réserver ces réflexions rétrospectives pour « le 100e article », c’est-à-dire le suivant après celui-ci, mais, commençant ma rêverie sans but préconçu, je me suis retrouvé à dire l’essentiel de ce que je prévoyais plus ou moins dans cet article futur.

Ces pensées me venaient en partie de ma lecture actuelle de La Forêt sombre de Liu Cixin, qui est le deuxième tome de sa trilogie Le Problème à trois corps. [Je n’aime pas trop faire ce genre de parenthèse, mais : si vous souhaitez éviter de savoir ce qui se passe dans le livre, ou dans la série Netflix (qui est pour l’instant en-dessous du livre) qui vient d’en être tirée, sautez ce paragraphe.] Il y a, au début de ce livre, un dispositif très puissant : une civilisation extraterrestre beaucoup plus avancée, les Trisolariens, envoient une flotte pour envahir la Terre. Du fait des distances, ils arriveront dans 400 ans. L’humanité a 400 ans pour être plus avancée que ses ennemis, mais ceux-ci envoient des sortes de super-espions, les intellectrons, qui bloquent la recherche fondamentale. Les nations humaines créent donc le programme « colmateur » : les Trisolariens savent tout ce qui se passe sur Terre, mais n’ont pas accès aux pensées humaines ; les colmateurs sont chargés de construire des plans de survie dans leur esprit. Quand je raconte ce pitch, les auditeurs froncent souvent les sourcils, mais c’est une oeuvre puissante, profondément borgésienne. Le lien avec mon propos va s’éclaircir : trois des « colmateurs » ont un plan réel qu’ils cachent, mais que les Trisolariens finissent par découvrir. À chaque fois, quand ils ont découvert le plan, ils indiquent néanmoins que ce plan n’avait aucune importance dans la lutte contre les Trisolariens. Le seul colmateur qui fait réellement peur aux ennemis, c’est celui qui n’a aucun plan.

À titre personnel, après ce préalable, j’aurais imaginé un déroulé du tome très différent de celui de Liu Cixin. Vais-je finir comme ces gens qui écrivent des fans fictions ? Je ne suis ni fan de l’œuvre, ni bon écrivain de fiction. Mais, comme en lisant Borges, je me mets dans une dynamique intellectuelle où je réfléchis aux possibilités innombrables offertes par la fiction. On a le même vertige en lisant Lovecraft (que Borges adorait) ou Tolkien, et donc Cixin. C’est un effet, à bien moindre échelle, que je recherche avec la rêverie : après le premier paragraphe, des milliers de possibilités existaient pour le paragraphe suivant. J’en choisis une, je tente de l’expliquer, mais je fais signe vers quelques autres, des centaines d’autres si possibles. J’aurais pu embarquer sur mon revisionnage récent de Fight Club, l’écriture d’un article sur Yves di Manno, mes projets de poésie en prose, l’amour, l’éducation, celle de mes élèves ou celle de mes filles, ou que sais-je encore (le printemps, les textes récents de Pierre Vinclair sur le oiseaux, ma relecture de Jacques Réda). Pourquoi un développement sur Liu Cixin plutôt que sur des auteurs qui m’intéressent plus ?

Et pourquoi pas ?

František Kupka, Autour d’un point

3 réflexions sur “Rêverie du 19 mai (le 99e article)

  1. Intéressant, ce que tu dis à propos de ce qui plait. Moi aussi, j’ai remarqué que mes textes qui plaisent le plus sont les moins exigeants (en terme de fiction, d’univers…). Ça explique peut-être aussi pourquoi la vulgarisation est plus développée que les réflexions de fond : elle marche mieux.

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