presque siècle de Stéphane Lambion
On répète souvent que la poésie contemporaine, depuis quarante ans, est scindée entre d’un côté les « néo-lyriques », de l’autre les « poètes du langage ». Groupes aux noms sujets à caution, puisque presque aucun poète ne se revendique de l’un ou l’autre bord, et que ces étiquettes leur sont attribuées de manière presque toujours confuse. Cette distinction quelque peu absurde rend néanmoins visible deux tensions traversant la poésie contemporaine : la question du « je », de son expression, du sujet, personnel ou non ; et la question de la matière langagière, du mot, voire du langage dans son entier, perdu dans une poésie où le rythme ne s’exprime souvent plus par le mètre ou la régularité. Les meilleurs recueils, à mon goût, de ces dernières années, sont ceux d’auteurs qui, venus du bord « poètes du langage », se sont réappropriés la question du sujet, en repartant souvent d’expériences personnelles, d’un « vécu », qu’il soit réel ou fantasmé (on n’en saura rien). Ainsi de Quelque chose noir de Jacques Roubaud, ou des Élégies d’Emmanuel Hocquard, pour ne parler que des plus fameux.
Dans presque siècle, Stéphane Lambion s’inscrit dans cette dernière veine. Les mots se perdent sur la page, épars, souvent seuls (la solitude étant un des thèmes du livre). La typographie se défait elle aussi[1], les virgules commençant souvent la nouvelle ligne (le trouble, lui aussi, est un des thèmes du livre). Les trois parties sont intitulés par des points ; la troisième rappelant ainsi les points de suspension (et la fin, en effet, laisse la « narration » en suspens). Tout commence par une vision, au bout de la rue (Au bout de la rue était le titre originel du recueil) : une vieille dame, dont on se demande d’abord qui elle est, -très vite on comprend qu’il s’agit de la grand-mère du poète, et que le livre est un ouvrage de deuil.
On arrive donc dans des passages lyriques, traduisant l’intimité d’un rapport de jeune homme à sa grand-mère vieillissante, au seuil de la mort. Le touchant côtoie le pathétiques, dans des scènes d’intérieur (repas, hôpital) qui tranchent avec les scènes d’extérieur du début et de la fin (le retour de la rue fait que le livre est donc construit en épanadiplose).
Mais, tout de suite, la scène éclate, et le lyrisme avec. Dès la fin de la première partie, c’est le sujet lyrique qui se retrouve boitant au milieu de la rue, alors que c’était sa grand-mère au début ; dans la deuxième partie, on entre à l’hôpital, et on hésite d’abord : est-ce le poète ou sa grand-mère qui se trouve à l’hôpital ? Des conversations s’échangent (le départ), des objets apparaissent (le train, la chemise de lin). Et, finalement, la troisième partie apparaît plus courte, pour marquer l’ambivalence du deuil : l’apaisement et la tristesse se résolvant en silence.
Stéphane a accumulé des détails matériels (l’âge de sa grand-mère, par exemple), dans le but d’ancrer référentiellement son livre. Cependant, en lecteur cherchant –ou inventant au besoin- des symboles, métaphores et allégories, je n’ai pu m’empêcher d’imaginer la grand-mère du livre comme une figure de la poésie. Comme si l’auteur nous suggérait la vieillesse de cette manière d’écrire, elle aussi désormais boitant et hésitant, et dont peut-être, si l’on suit Denis Roche, il faudrait envisager de faire le deuil.
Le poète s’écrirait probablement « mais non : cette grand-mère, c’est la mienne » ; le lyrisme entraîne cependant son corollaire, à savoir l’empathie (on se projette nécessairement dans l’intimité proposée ; et cela explique certainement pourquoi le livre a reçu un prix littéraire délivré par un jury lycéen) ; et la poésie du langage, les interprétations flottantes.
[1] Ne pouvant respecter la typographie d’origine sur ce site, et la jugeant d’une importance essentielle pour la compréhension du texte, j’ai décidé de ne pas citer les poèmes du livre ici ; que cela soit perçu comme une invitation à l’acheter.
Une réflexion sur “Notules, 1”