Recherches poétiques, 7

Je termine cette semaine Hélène en Egypte de H. D. Il m’a fallu de nombreux mois pour venir à bout de ce grand-œuvre, tout de concentration, de concision et de symbolisme exigeant. Comme Trilogie, lui aussi édité dans la magnifique collection « Suite américaine » de José Corti, il entre évidemment dans mon panthéon personnel. Je repars souvent, dans ces quelques réflexions, de la trinité américaine composée de William Carlos Williams, H. D. et Ezra Pound, sans toujours les citer, car leur imprégnation m’est profonde, et, comme cela nous arrive régulièrement avec les penseurs et écrivains qu’on admire, de nombreuses pensées que l’on se figure comme nous étant typiquement personnelles se trouvent en fait chez eux. Tous les trois furent condisciples à l’Université de Pennsylvanie ; Hilda Doolittle et Ezra Pound furent même fiancés, mais ne se marièrent finalement pas (heureusement pour Hilda, ai-je envie de dire). Même si tout trois incarnent la « modernité américaine », c’est au sens où ils ont proposé des ouvertures : on imagine difficilement trois œuvres plus radicalement opposées. J’avais pour projet de commencer par ici une présentation de l’œuvre de William Carlos Williams, non seulement pour rendre cet auteur plus visible (il reste relativement inconnu, malgré le film Paterson de Jim Jarmusch, qui a jeté une lumière dessus), mais aussi parce que l’interprétation que j’en ai fais diffère quelque peu de celles d’Yves di Manno, d’Emmanuel Hocquard ou de Valérie Rouzeau, pour ne citer que les plus fameux en ayant parlé dans le domaine français.

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            Je fais une petite interruption dans ces recherches pour parler de Bruno Latour, dont on a appris la mort ce matin. Tant de penseurs et d’artistes sont morts récemment ; toute une génération s’en va ; mais la mort de Latour nous a cueillis plus violemment, car elle était plus inattendue, par exemple, que celle de Jean-Luc Godard. Bruno Latour a produit un travail de longue haleine sur le concept de nature, qui avait disparu de la philosophie et nous est revenu en pleine face avec les crises écologiques, sur l’épistémologie, les modes d’existence contemporains, la notion de la modernité, et bien d’autres. Je le lisais avec plaisir, notamment dans les articles de son site internet, malheureusement abandonné quand il a obtenu du succès et les réservais à des recueils publiés. Il avait eu le mérite, aussi, de remettre sur le tapis la question religieuse, toujours sourde mais tenace dans notre contemporanéité, avec des propos qui furent repris plus ou moins directement par le pape François dans Laudato si. C’était un intellectuel simple et travailleur, comme on en a tant besoin.

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            Et allez, une fois coutume, quelques morceaux de traduction composés en des temps anciens.

Dante, premiers vers de L’Enfer :

au-milieu

du chemin

de ma vie

je me retrouvai

dans une obscure

forêt

car la droite

route

était perdue

ah ! qu’il est dur

            de dire

combien

cette forêt

            était sauvage

épaisse et âpre

dont le souvenir

            renouvelle

ma peur

Luís de Camões, sonnet « Avec quelle voix… »

avec quelle voix pleurerai-je mon triste sort

qui m’enterra en si dure prison,

n’ayant que la douleur de mon bien

désabusé, laissé par le temps

mais pleurer n’a aucune valeur en cet état

où soupirer n’a jamais donné de plaisir ;

triste je veux vivre, car s’est transformée

en tristesse l’allégresse du passé

je passe ainsi la vie affligée

au son, dans cette prison, de la lourde chaîne

qui attache et fait souffrir mon pied

de tant de mal, la cause en est l’amour pur

dû à celui qui est loin de moi

et dont vie et secours sont remis au destin

Thomas Stearns Eliot, Terre dévastée, début.

Avril est le mois le plus cruel, il fait naître

Des lilas sur la terre morte, il mélange

Le souvenir et le désir, il éveille,

Avec la pluie de printemps, les racines étouffées.

L’hiver nous tenait chaud, il couvrait

La terre sous la neige de l’oubli, il nourrissait

Une petite vie de tubercules secs.

L’été nous surprit à son arrivée sur la Starnbergersee

Avec une averse de pluie ; nous avons fait halte

Sous la colonnade, et poussé sous l’éclaircie

Dans le Hofgarten, et pris un café et parlé durant des heures.

Bin gar keine Russin, stammt’aus Litauen, echt deutsch.

Et quand nous étions enfants, en visite chez l’archiduc

Mon cousin, il m’emmena sur une luge,

Et je fus effrayé. Il dit, Marie,

Marie, accroche-toi bien. Et nous descendîmes.

Là, dans les montagnes, on se sent libre.

Je lis, l’essentiel de la nuit, et l’hiver je vais au sud.

Pedro Salinas

Avec le ciel gris

le couplet

triste de Séville

s’affine, s’affine.

Dans l’eau sans fond

entrent les fleurs d’orangers

tombant de leurs arbres.

En haut,

sur les esplanades,

les filles espèrent

les bateaux d’or.

En bas,

les serviteurs attendent

que s’ouvrent les portails

des longs patios.

Pâles, les tours

restent sans éclat.

Depuis les rives

se jettent au fleuve

les lumières suicidées,

désespérées.

Rose, verte, bleue

bleue, verte, rose

l’eau porte

les lents cadavres.

Rainer Maria Rilke, début de la Huitième élégie de Duino.

Par tous ses yeux la créature voit

l’ouvert. Seuls nos yeux sont

comme renversés et posés tout autour d’elle

tels des pièges, cernant sa libre sortie.

Ce qui dehors est, nous le savons uniquement par

la face de l’animal ; car déjà, le jeune enfant,

nous le tournons et le forçons à voir en arrière

l’organisé, et non l’ouvert, qui est

si profond dans le visage de l’animal. Libre de mort.

Nous ne voyons que lui ; l’animal libre

a son déclin derrière lui

et devant lui Dieu, et quand il va, il va

dans l’éternité, comme vont les sources.

     Nous n’avons jamais, pas un seul jour,

l’espace pur devant nous, dans lequel les fleurs

sans fin se lèvent. C’est toujours un monde

et jamais un nulle part sans non : le pur,

insurveillé, qu’on respire et

sait sans fin et ne désire pas.

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