Recherches poétiques, 8.
1.
Position de Sylvia Plath. On lit généralement Sylvia Plath comme un hapax ; son œuvre flotte au-dessus des mouvements poétiques du XXe siècle, n’entrant dans aucune case. J’ai déjà parlé de la scission contestable entre « poètes du langage » et « néo-lyriques » ; elle a encore moins de sens pour Sylvia Plath que pour beaucoup d’autres. Wikipedia indique l’existence d’un mouvement « confessionnaliste » auquel elle serait parfois rattachée. La page de ce mouvement, affublée d’un gros bandeau rouge (« ne cite aucune source »), indique que s’y rattachent T. S. Eliot ( ?) et Ezra Pound ( ??) ; cela n’a bien entendu aucun sens. Pour Allen Ginsberg ou John Berryman, également présents dans la liste, on voit un peu plus le rapport : un flux verbal, souvent en vers dit « libre », relié à un substrat autobiographique affirmé, donc un sol lyrique. Cela pourrait expliquer pourquoi elle et ces deux derniers auteurs ne sont pas une source d’inspiration affirmée pour Yves di Manno, Jean-Paul Auxeméry ou d’autres dont j’ai parlé ces dernières semaines. On lit évidemment Ariel comme une œuvre d’annonce et d’explication de suicide ; le problème central n’y est vraisemblablement pas le rythme, mais bien les images et leur disposition mentale.
2.
Le fait biographique. « Le fait biographique est le matériau premier » de son œuvre, et ce n’est pas pour rien que l’un des meilleurs articles consultables en ligne sur Sylvia Plath (dont je tire la citation entre guillemets) est publié dans les Libres Cahiers pour la psychanalyse. (Françoise Neau, « Sylvia Plath et l’urgence d’écrire », à lire ici : https://www.cairn.info/revue-libres-cahiers-pour-la-psychanalyse-2014-2-page-93.htm). Valérie Rouzeau, dans sa courte présentation d’Ariel (dans sa propre traduction, publiée chez Poésie/Gallimard), regrette néanmoins à raison « la biographie occulte l’œuvre », ce qui semble le destin des grands couples d’écrivains (qu’on songe aux tartines qu’on peut désormais lire sur l’intimité de Louis Aragon, donnant des clefs de lecture assez stupides pour ses poèmes). Le dernier recueil de Ted Hughes, Birthday Letters, y a remis une couche ; consacré à son couple avec Sylvia Plath, c’est l’un des recueils les plus vendus de l’histoire poétique dans le monde anglo-saxon.
3.
De la dépression. La lecture d’Ariel suffit néanmoins à faire éclater tout substrat biographique. Du moins ce recueil devrait-il empêcher de raccrocher uniquement la dépression de Plath à sa relation avec son père mort quand elle avait neuf ans. Je relirai le poème « Papa » (« Daddy ») à l’inverse de Françoise Neau : ce n’est pas la figure du père qui permet à Plath de convoquer Dachau, Auschwitz, l’horreur de l’Histoire, mais bien cette horreur qui est première, et vient ensuite se cristalliser dans une figure paternelle, tout à fait différente d’ailleurs de ce qu’en dit Plath dans ses Journaux. Le thème de la destruction des Juifs d’Europe est d’ailleurs un fil directeur du recueil (évident dans « Dame Lazare » notamment, mais revenant par petites touches ici et là). La mention du Ku Klux Klan, des « Indiens » et des revenants de la guerre dans le poème intitulé « Pouce » devrait aussi indiquer ce fait simple : la dépression vient de l’état historique et non de l’état personnel. On n’entre pas en dépression parce qu’on a un vilain secret de famille, on entre en dépression parce qu’on a trop contemplé l’horreur du monde. (Plath n’a pas été traduite assez tôt pour être la référence centrale de L’Anti-Œdipe, mais elle se prête amplement aux analyses de Deleuze et Guattari.) C’est seulement ensuite, dans un second temps, qu’on raccroche l’horreur du monde à sa propre vie. Parce qu’on a ce sentiment d’horreur face aux guerres mondiales, à Auschwitz, Hiroshima, Gorée, Tchernobyl, Srebrenica et bien d’autres, sans compter l’horreur à venir, mathématiquement démontrée, de la crise climatique, on place toutes ces grilles de lecture dans son propre quotidien. On regarde son pouce (dans le poème du même nom), et on se sent du côté de l’horreur ; on pense à son papa (dans le poème du même nom), et on le place –on se place donc soi-même- du côté de l’horreur.
4.
Des images. Sylvia Plath admirait Virginia Woolf et ses poèmes s’insèrent dans le stream of consciouness. Le terme de « flux » revient à plusieurs reprises dans les journaux des deux génies suicidées. Le « je » est certes le sol sur lequel se jouent les images, mais l’essentiel est dans l’explosion de ce « je », son éclatement, son écrasement par les images qui l’entourent, s’entrechoquent sans cesse dans une psyché où rien ne peut s’organiser. Tout file, tout passe trop vite, ce pourquoi le poème ne peut avoir une forme fixe, classique, ce pourquoi le vers se distend, nécessairement « libre » parce que tout déborde, que la poésie comme l’écriture deviennent presque des impossibilités tant rien n’est réductible, arraisonnable, organisable. « Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela tombe en morceaux. / Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux » : ces deux vers de Rainer Maria Rilke (Huitième élégie de Duino) sont les mantras de toute littérature valable au XXe siècle. On a néanmoins des moments de cristallisation. De même que certains passages de l’œuvre de Woolf ont une puissance évocatrice bien plus grande que d’autres, certains poèmes de Plath deviennent des moments de haute virtuosité quand elle tente, justement, de réunir les images diverses en une seule, autour de laquelle le désordre du monde va momentanément s’agencer. Ainsi des « Tulipes », de « Papa », d’ « Ariel ». (A trois ans d’intervalle, Hilda Doolittle faisait de même avec la figure d’Hélène dans Hélène en Égypte, dont je parlais la semaine dernière.) « Tulipes » et « Papa » sont cependant les poèmes les plus violents du recueil, ceux où le substrat dépressif se fait le plus criant, où le suicide est le plus annoncé. Organiser le désordre du monde est une victoire poétique, mais sans doute pas personnelle. Organiser le désordre ne fait qu’illuminer le désordre.
5.
La fin du poème. L’industrie éditoriale a tendance aujourd’hui à raccrocher la poésie au développement personnel. Ainsi de tous les poètes instagramables qui publient des haïkus mignons ou du vers libre sous formes de jolis aphorismes. Si cette veine était valide, on se demanderait pourquoi tant de poètes se sont suicidés. Sylvia Plath elle-même affirme à plusieurs reprises « écrire pour vivre » ; mais, dès qu’on se donne ce projet-là, c’est qu’on est mal partis. Quand Plath écrit le poème « Passer l’hiver » (automne 1962), elle a vraisemblablement déjà décidé qu’elle ne le passerait pas (suicide le 11 février 1963). Il est plutôt probable que l’écriture des poèmes l’ait plus enfoncée que sortie du marasme.
Une seconde finalité du poème serait la déconstruction du langage traditionnel, pour nous libérer des contraintes inhérentes (finalement politiques) de la langue traditionnelle. Des néolyriques aux poètes du langage, cette idée traîne plus ou moins sourdement. Jean-Pierre Siméon en a fait son cheval de bataille néolyrique tout autant que les post-deleuziens qui méprisent le néolyrisme. Le poème « Papa » peut aisément laisser s’appliquer la lecture « dominant / dominés » en y adjoignant l’idée d’une langue majeure (l’allemand classique et rude du père) et une langue mineure (l’anglais enfantin et éclaté de la jeune fille juive). Mais, là encore, on ne touche pas grand-chose de l’ensemble.
Pour s’en sortir, beaucoup ont soutenu la position « la fin du poème n’est autre que le poème lui-même », ce qui ne veut pas dire grand-chose non plus. Les derniers poèmes de Plath, comme son suicide, resteront des énigmes. Ça part dans tous les sens, labyrinthes et impasses, illuminations et obscurcissements, progression spirituelle et perte de soi.