1. Je commençai la semaine en lisant Le Temple de l’aube de Yukio Mishima. La première partie m’avait enchanté, comme toute La Mer de la fertilité. La deuxième partie crée une rupture radicale avec le reste du cycle : Honda, le bon ami du premier tome, l’allié loyal du second, devient, vieillissant, un infect voyeur. L’observateur rationaliste touché par la grâce connait une chute morale violente. L’esthétisme des premiers tomes laisse place à une violence crue.
2. Entre temps je trouvai, dans la boîte à livres au bout de ma rue, Le Moulin de Pologne de Jean Giono, dans l’édition originale de 1952, Gallimard de taille moyenne à excellent papier (quelle chute, depuis, d’un point de vue purement tactile), qu’on pourrait tenir juste pour le plaisir des doigts, sans même s’inquiéter du contenu (on pourrait appeler ça « effet Pléiade » : les gens aiment les avoir, les toucher, mais ne les lisent presque jamais). Je ne connaissais pas ce Giono, et décidai d’interrompre Mishima pour le lire de bout en bout ; je le terminai en deux jours. La narration troublée est bonne, la fin un peu décevante. Sur internet, l’essentiel des pages de blog qui lui sont consacrées affirment leur déception de ne pas y avoir trouvé de descriptions de la Provence. Les gens aiment en Giono un écrivain régionaliste, c’est terrible. Il mérite qu’on le sorte de cette ornière.
3. Mes amis et ceux qui me suivent depuis un moment savent que j’ai la manie des listes, d’où ma présence régulière sur SensCritique. Chaque année depuis 2012, je m’infligeais une grande partie des albums classés en haut du « Top musique » de l’année. Je pensais avec régularité que l’époque était musicalement triste. Un déclic eut lieu à Rock en Seine, où j’allai voir Arctic Monkeys, mais où le véritable plaisir fut la découverte de Yard Act, Yungblud, Fontaines D. C. et IDLES. Je connaissais, par SensCritique, l’éternel retour de la vague « post-punk », mais je la vis enfin réellement. Cette semaine, j’écoutai donc les sorties rock de l’année : le dernier Fontaines D. C., l’album de Wet Leg, le dernier black midi, le dernier Viagra Boys. J’en viens à considérer 2022 comme une année faste en musique : tout était de qualité. (Même le dernier Arcade Fire, dont j’avais pourtant peu aimé les deux précédents, est bon.)
4. En parallèle, je lisais Barbara d’Osamu Tezuka. Certains ne savent peut-être pas que Tezuka est considéré comme l’inventeur du manga moderne. On le connait surtout pour La Vie de Bouddha, pour l’instant le moins intéressant que j’ai pu lire de lui. Rien à voir, chez lui, avec le shōnen ou le seinen contemporains, qui apparurent plus tard. Ayako, comme Demain les oiseaux, et donc Barbara, sont des œuvres qui, comme celles de Jiro Taniguchi, sont plus proches de notre conception franco-belge de la bande dessinée. Chaque chapitre forme réellement une unité, un épisode, dont le lien narratif est parfois distendu, comme c’est le cas dans la plupart des comics américains. Les éditions complètes chez Delcourt permettent donc d’abord ces cycles comme œuvres totales, construisant un monde de puissants fragments. Plus encore que les trois que j’avais pu lire avant, Barbara me frappa par son ombre. J’eus du mal à avancer, tant le propos me désespérait. J’allai donc chapitre par chapitre, le laissant quelques heures, voire une journée, avant d’y retourner.
5. A la librairie je reçus Champs d’Yves di Manno. J’ai déjà écrit brièvement sur Objets d’Amérique et Terre ni ciel. Je passe de ses réflexions sur la poésie à sa poésie elle-même, avec une appréhension : sa poésie sera-t-elle décevante par rapport à sa théorisation ? Cela m’est arrivé avec plusieurs poètes contemporains. Mais là, non : sa poésie est elle aussi excellente. Champs mérite d’être considéré comme une œuvre majeure. J’y reviendrai.