L’article le plus long

Ceux qui me connaissent savent que j’ai la maladie des listes et des statistiques. Cette manie crée d’autant plus de dissonance cognitive en moi que je suis toujours prompt dans les domaines politiques ou esthétiques à critiquer « la logique du chiffre », à vouloir défendre des éléments hors du décompte possible : la qualité d’une pensée, la beauté d’une œuvre ou sa profondeur, l’intensité d’un sentiment. Il y a cependant cette part de moi qui raffole des sondages et enquêtes d’opinion, des statistiques de l’INSEE, et qui, dans le domaine culturel, a trouvé son lieu adéquat dans SensCritique, réseau qui fit de la liste un art à part entière. Me voici donc dans les statistiques du ce site-ci et, au-milieu des vues et tendances, je tombe sur une donnée nouvelle : le nombre de mots en moyenne par article depuis le début de l’année, à savoir 540. Certes, trois des articles sont nécessairement d’un petit nombre de mots : l’article concernant la discussion sur Sylvia Plath avec ChatGPT est un ensemble de screens, puis suivent deux poèmes ; mais je n’ai pu m’empêcher de trouver ce nombre risible par rapport à la longueur habituelle de mes productions.

Dans mes désormais nombreux abonnements, deux modes de longueur s’affrontent : il y a ceux qui publient un grand nombre de petits articles, d’autres qui proposent des créations plus longues (c’est le cas notamment pour ceux qui écrivent des nouvelles). Ceux qui me suivent ont peut-être remarqué que j’essaie de me tenir à deux articles par semaine. J’ai faite différentes tentatives d’instauration de routines, voulant tout d’abord m’astreindre à des jours précis de publication ; la vie matérielle et professionnelle empêche ce genre de précision dans l’écriture, qui se fait plutôt quand c’est possible, dans les interstices des journées. En tout cas, vouloir produire avec un semblant de régularité oblige à écrire plus vite qu’il serait parfois nécessaire, et à raccourcir certains projets plus ambitieux, ou à les réserver pour une éventuelle publication chez éditeur, puisque je n’y ai toujours pas renoncé. Ce nombre de 540 mots part article m’a donc interpellé d’abord pour cette raison : c’est le constat que j’écris moins qu’auparavant.

C’est-à-dire que, depuis une grosse douzaine d’année que j’écris presque tous les jours, mes projets avaient habituellement dans leur sorte de cahier des charges informel la volonté d’être amples, ou, comme le disent les poètes américains, d’être des œuvres « d’une certaine longueur ». Cela provenait d’une volonté, celle, par le texte à prétention plus ou moins littéraire, de couper avec le rythme habituel de la journée, des images et des paroles qui s’accumulent, se remplaçant l’une l’autre et s’oubliant aussitôt, -bref de rompre avec la pratique de consommation textuelle. Il y avait aussi une volonté d’exigence, de difficulté vue comme inhérente à toute œuvre intéressante, et vraisemblablement une dose de prétention du jeune type qui se regarde écrire plus qu’il n’écrit réellement. Volonté néanmoins confirmée ensuite par les paroles d’Yves Bonnefoy vu en conférence-lecture, en 2013, à la Maison de l’Amérique latine, et qui enjoignait « les jeunes poètes à écrire de longs poèmes ». Des jeunes, il n’y en avait guère dans la salle, j’étais à vrai dire le seul ; et, après la lecture en français et en espagnol d’extraits de L’Arrière-pays (dont la traduction en espagnol venait d’obtenir un prix littéraire en Amérique du sud, d’où la rencontre), quand arriva le temps des petits fours où je comptais lui adresser quelques mots, voire discuter, je vis qu’on me regardait comme une bête curieuse, j’ai même senti que certains se demandaient si je n’étais pas venu là uniquement pour manger des petits fours (il faut dire que j’étais venu comme j’étais, jean sale et sac Eastpack que portaient toutes les jeunes personnes de dix-huit ans à cette époque, alors que toute l’assemblée, dont le poète lui-même, était en costume complet), je me suis donc enfui et mis à écrire des haïkus, -à cette époque et malgré son injonction, Bonnefoy s’était d’ailleurs remis à écrire des sonnets. Dans un domaine très différent, les partages d’André Markowicz sur Facebook, qu’il commence à publier en volume chez Mesures, relevaient de la même logique : dépasser la longueur habituellement attendue, obliger à un arrêt momentané, une suspension du reste du monde, et ainsi créer un espace temporel dans lequel la réflexion ou le poème peuvent s’exprimer. Les articles du Monde diplomatique attirent également par la même logique.

Anne-Françoise Benhamou, qui collaborait alors à la mise en scène par Stéphane Braunschweig du Canard sauvage d’Ibsen au Théâtre de la Colline (2014), était venu dans notre khâgne après notre soirée pour voir la pièce. Elle nous avait dit, entre autres propos très éclairants, qu’à notre époque contemporaine, l’art avait une place assez nouvelle : lecteurs et spectateurs demandent à l’œuvre de les couper du monde extérieur. C’est pour cette raison qu’on exige le silence et l’extinction des téléphones portables dans les salles de cinéma et de théâtre, alors que, même dans le courant du XXe siècle, les salles de cinéma et de théâtre étaient des lieux de vie, de monstration sociale et de discussions à bâtons rompues. Les gens s’exclamaient, riaient fort, pleuraient ; maintenant, cela ne se voit presque jamais. Mme Benhamou racontait que la seule fois durant laquelle elle avait vu une réelle émotion du public lors d’une pièce de théâtre, c’était pendant Macbeth mis en scène par Thomas Ostermeier. Comme souvent chez Ostermeier, les écrans parsemaient le décor et étaient intégrés au jeu des acteurs, en l’occurrence des Ipad, qui venaient de faire leur apparition sur le marché. Durant une scène d’énervement, Lady Macbeth jetait son Ipad d’un bout à l’autre de la scène. C’est la seule fois, nous dit Mme Benhamou, qu’elle entendit un public hurler.

Cela pour dire que le texte réflexif ou littéraire est attendu, par une large part du public, comme coupant du monde réel. On voit bien, à ce stade du propos, que si cette idée fonctionne pour le cinéma ou le théâtre, l’art contemporain vise au contraire à briser cette pratique-là. Une large part de l’art contemporain met en question l’institution muséale, cherche à en éclater les limites. Ainsi les biennales d’art contemporain de Lyon sont-elles essentiellement « hors les murs », et Guy Debord écrivait-il sur une toile blanche « Dépassement de la peinture ».

La littérature, quant à elle, oscille entre ces deux volontés contradictoires. D’un côté elle s’affirme comme tentative de mise en distance, voire d’objectivation ou de « prise de hauteur », de l’autre elle veut être au plus près de la vie, dans ses dynamiques matérielles, sociales et politiques. Je dis « elle », cette personnification me vient naturellement et je ne la corrige pas, mais il faut bien entendu y voir les auteurs divers qui se trouvent derrière. D’un côté, un certain esthétisme que ses adversaires qualifient de snob, de l’autre une volonté politique que ses adversaires qualifient de démagogique. Dans tous les cas, du point de vue de l’ironie sociologique, cela revient à la recherche du public au sein du champ littéraire ; d’ailleurs choisir une option ou l’autre ne préjuge aucunement de la qualité des œuvres créées.

Cet œil du sociologue, qui est en vérité plutôt l’œil du moraliste (Pierre Bourdieu n’a pas écrit pour rien des Méditations pascaliennes), voit aussi un autre fait : les longs textes, affirmateurs d’exigence, sont aussi pour de jeunes auteurs un moyen d’insister subtilement sur leurs capacités, sur le fait qu’ils ont des choses à dire et le talent pour l’assembler dans des œuvres ambitieuses, un long texte de jeunesse annonçant l’ampleur de l’œuvre à venir. Être un jeune écrivain incline aux tartines, aux morceaux de bravoure qui ne viennent pas seulement affirmer un talent, mais que le talent ici présent pourra être exploité à nouveau par la suite. Il dit : « ce morceau de bravoure, peut-être un peu lourd à vrai dire, je m’en excuse, signifie que vous devrez suivre l’évolution de ma carrière ; je suis quelqu’un ». Cette tendance explique aussi en partie l’ineffable longueur des thèses universitaires.

L’art de la tartine littéraire n’est néanmoins pas toujours un art surfait. On a pu critiquer le « morceau de bravoure » comme pesant sur la narration, amoindrissant les dramaturgies et menaçant la cohérence interne. Pourtant, si on établit un corpus des « moments cultes » dans l’histoire du roman ou du théâtre, on verra que l’essentiel de la liste sera composé de morceaux de bravoure, détachés du reste : le monologue d’Hamlet, le comice agricole de Madame Bovary, Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle…, les plages de Balbec, etc. Ils sont justement cultes parce qu’on peut les lire séparément du reste ; d’où leur fortune comme éternel support à commentaires de texte au lycée. Les auteurs modernistes en ont même fait un art complet : que sont les œuvres de Marcel Proust ou de Claude Simon sinon une suite de morceaux raccrochés par un fil narratif ténu ? En cela, ils rejoignaient les narrations du Moyen âge et de la Renaissance : Rabelais et Cervantès pratiquaient eux aussi l’art du détachement littéraire. Quand on en a fini avec la narration classique, on écrit soit des poèmes, soit des « romans » (mot accolé faute de mieux –et aussi parce que ce mot magique ouvre les portes des éditeurs et des lecteurs contemporains-, mais il n’y a plus rien à voir avec la structure dite « bourgeoise » du roman) interminables. Le classique scelle le temps, le moderniste l’ouvre. Dans des cas-limites comme Ulysse de Joyce ou Marelle de Cortázar, il n’est même plus besoin de lire dans l’ordre.

Cette volonté de longueur, on l’aura compris, rejoint mes premières amours littéraires, mais aussi, il faut le dire, mes premières amour musicales, aussi bien dans la découverte du rock progressif à quinze ans, puis plus tard de la musique classique. A chaque fois me plaisait la sortie hors des canons répétitifs, la volonté d’aller vers une nouvelle dimension, d’ouvrir des voies nouvelles. Ce pourquoi j’ai apprécié en premier lieu le rock s’affranchissant de la chanson de trois minutes faite pour passer en radio, puis la musique de l’ère romantique, des longues symphonies de Beethoven à celles de Mahler, en passant par les interminables opéras de Wagner. A chaque fois, lors des découvertes, je connaissais à peine ce qui avait précédé, mais j’étais content par principe qu’on s’en affranchît. C’est bien plus tard que j’ai rencontré des gens qui, comme le narrateur de Loup des Steppes d’Hermann Hesse, considéraient que Beethoven avait tué la musique, ou, à l’opposé complet du spectre des auditeurs, d’autres qui considéraient que le rock progressif était un délire ennuyeux de classe moyenne prétentieuse.

Me voici donc proche du bout de cet article, de loin le plus long qu’il m’arriva d’écrire ici, mais pas aussi long que je l’escomptais. Le challenge stupide –j’en suis habitué- était de parvenir à 3240 mots, pour voir doubler le nombre de mots sur la statistique –elle aussi stupide- mentionnée au début. Il me manquera un bon gros millier de mots pour l’atteindre ; la vérité est que le temps m’a manqué, en fin de période avant les vacances scolaires, où l’on reçoit toutes sortes de copies à corriger et de tâches administratives à remplir. J’ai même hésité à arrêter purement et simplement cet article pour me consacrer à une « Pause (4) », vous savez, ces articles que j’écris quand je n’ai pas le temps d’écrire. Il y a aussi un projet sur la question du confessionnalisme –oui, toujours Sylvia Plath, elle aura entouré mon hiver- en gestation, mais je n’ai pas les compétences et connaissances pour faire quelque chose qui aurait la tenue exigée, cela reste donc en suspens.

Pour ceux qui auront eu le courage de lire jusqu’ici, un de mes anciens poèmes (2016) pour la route :

au bout de la culture au bout du

tunnel entre Cité universitaire et Gentilly

soudain l’illumination me tomba dessus

le grand Rien le grand Plein et déjà

l’illumination était partie on arrivait

à Laplace devant le Centre des Examens

absurde bâtiment sorti d’une dystopie

le passé comme l’avenir m’écrasaient

toute la rame du RER était un serpent antique

glissé parmi les ruines à venir et déjà

je devais descendre à Arcueil-Cachan

parmi les travaux du futur métro –

les Jeux Olympiques approches il faut

faire des métros et déménager les pauvres –

encore un bus à prendre un insecte

perdu dans la ville je n’en peux plus

trop de monde je décide d’aller à pied

pensant à Robert Walser moi aussi je

deviens fou alors je marche pour retarder

l’échéance mais d’abord il faut aller

donner un cours particulier pour survivre

demain peut-être aurai-je le temps d’être

authentique

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