Il fallait bien que la fatigue revienne, que les jours s’étirent à nouveau dans le vague. Tout le monde est fatigué, l’époque est fatiguée. On rêve de quitter la cohorte des fatigués pour retrouver l’élite des reposés, on craint de tomber dans le sous-sol des épuisés. Et les questions demeurent irrésolues : « Suis-je fatigué à cause d’un trouble interne ou d’un trouble externe ? Existe-t-il une solution personnelle pour tordre le cou à ce trouble ? Quelle est la place que prennent les crises mondiales (écologiques, sociales, éducatives) dans le fond de ce sentiment ? » On oscille entre haine de soi (culpabilisation) et haine de la société (ressentiment).
Des changements s’opèrent. On se laisse traverser par des souffles, parfois par des espoirs. On manifeste, on regarde des films, écoute des chansons et lit des livres. On écrit un peu, pour mettre des mots sur le vague, et pour que les mots, eux aussi, opèrent une traversée sur la page et en nous. On se laisse bercer par le « on » qui remplace tranquillement le « je », heureux de s’effacer.
Ainsi se met-on en roue libre. On entend les foules passer du murmure au rugissement, et la pluie dure s’amonceler. Le langage se relâche, on se surprend à être un peu vulgaire, alors on ajoute quelques expressions soutenues pour compenser. Les impasses deviennent des passages.
Gilles Deleuze dit dans Dialogues qu’il faudrait écrire de la philosophie comme Bob Dylan écrit ses chansons. Cette facilité, cette oralité, cette coulée de parole qui tombe librement et entraîne loin de soi. Chez le même Dylan, Yves di Manno loue autre chose : la capacité à changer sans cesse de masque, à s’ancrer dans une tradition qu’on fait partir dans un autre sens, ou dans tous les sens, sans jamais la raccrocher à l’expression de soi. Chez Dylan encore : le refus d’être établi, de recevoir des honneurs institutionnels, le besoin de se renouveler soi-même, d’être soi-même la roue libre (freewheeling).
Dans quelques mois ce sera le 60e anniversaire de l’envolée de carrière de Bob Dylan. L’important n’est sans doute pas Dylan lui-même, mais le mouvement dans lequel il s’est inscrit, à savoir le renouveau complet de la musique populaire, sa gigantesque expansion, et son inscription résolue dans les réalités sociales. C’était la grande vague qui roulerait sa hanche autour du monde, celle annoncée dans « A Hard Rain’s A Gonna Fall ».
Seulement, si Dylan a pensé son attitude comme une roue libre, sa technique littéraire l’est beaucoup moins : ses textes fonctionnent selon des avancées implacables, marquées par des parallélismes qui donnent aux récits, descriptions ou dialogues des unités très nettes. Alors même que Gilles Deleuze disait vouloir écrire comme Dylan, cela reste chez lui dans le domaine du rêve, puisqu’il est bien plus proche (de ses premiers livres jusqu’à Dialogues, et à l’exception notable de Qu’est-ce que la philosophie ?) de la rêverie à la Rousseau, comme l’est ce texte-ci, primesautier et sans ligne directrice claire, distillant çà et là images et idées. Yves di Manno, en revanche, est plus proche de Dylan, par son unité interne et son refus de l’expression de soi ; il s’en écarte néanmoins par son refus du vers libre.
Ainsi, quand on fatigue et que l’apathie guette, on rêve de se lancer comme une roue libre sur une ligne qui descendrait éternellement dans de beaux paysages. C’est oublier que les descentes sont suivies de pentes, et la roue s’étale alors risiblement. Les passages deviennent des impasses. Les métaphores se défilent. Mais les vacances arrivent.
Bel hommage, finalement, à Bob Dylan (l’imagination devait conduire tout simplement à lui) dont je relisais, dans sa bio sur Wikipédia, que c’était Patti Smith qui était allée recevoir, à Stockholm, son prix Nobel de littérature en octobre 2016) et qui est toujours parmi nous, comme un compagnon fidèle et entêtant… 🙂
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Patti Smith a d’ailleurs interprété « A Hard Rain’s A Gonna Fall » lors de cette réception.
Dylan n’était pas présent, mais un discours écrit par lui a été lu, qui est simple et beau : https://www.youtube.com/watch?v=Bi3Ws2Qm8ck
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Merci pour votre suite en « Roue libre »… je me retrouve en de nombreux passages — vos mots me parlent fort! Ravie de vous découvrir. Je m’abonne… Voilà, c’est fait. Au plaisir de vous lire encore.
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