Roue libre (2)

L’exigence la plus difficile est d’arriver à écrire des textes à la fois clairs et profonds. C’était l’objet de la théorie qu’on a ensuite appelé classicisme, mais qui s’est en vérité étendue jusqu’au romantisme -les romantiques ont changé d’objets et de valeurs, apporté des variations rythmiques, narratives et descriptives, mais sont restés dans l’ensemble assez clairs. Si Victor Hugo est aujourd’hui l’auteur le plus consensuel, outre ses idées, c’est sa clarté profonde qui fait sa puissance littéraire. Raison pour laquelle les textes de Hugo marchent aussi bien avec les collégiens : les textes sont à la fois riches et plaisants.

Mais nous sommes tous plus ou moins enfants du surréalisme, même ceux qui récusent cet héritage. On ne revient pas au classicisme, même quand on le souhaite complètement : on revient, au mieux, à un nouveau classicisme, tel celui impulsé par André Gide. Une pente naturelle (c’est-à-dire : culturellement tellement profonde qu’elle nous paraît naturelle) nous amène aux obscurités, aux jeux de mots inutiles au contenu, aux figures de style très recherchées et sans rapport à un thème, voire à oublier la notion même de thème. Je parle ici de ceux passés par les études de lettres ; dans les sciences sociales, rien à voir. C’est en poésie et en philosophie que cela apparaît le plus nettement.

Mais voilà, aujourd’hui, la littérature dite « complexe » (c’est-à-dire irréductible à la narration, au thème central, et cherchant une explosion du sens) tend à disparaître des cœurs éditoriaux. Je ne reviens pas là-dessus : l’idée est déjà répandue, France Culture en a fait une série de podcasts, et un oeil jeté sur les derniers succès mis en valeur en librairie suffit à s’en convaincre. À une période faste d’expérimentations, encore perceptible par certains auteurs ayant commencé dans les années 80 (Quignard, Michon, Échenoz, et plusieurs autres) succède la victoire du roman de gare. Je n’ai pas de meilleure expression, et cela m’embête, car j’aime bien les romans et les gares, et n’ai aucune espèce de mépris pour la littérature populaire, mais ce n’est pas de littérature populaire dont il est question ici : c’est la littérature bourgeoise par excellence.

Le problème ne concerne pas les auteurs en tant que personnes ; Emmanuel Carrère ayant écrit Limonov, je me garderai de tirer un trait sur l’ensemble de son œuvre. Le problème est que ces livres, sur lesquels on écrit « roman » comme un totem d’immunité contre toute pensée profonde, se revendiquent de la clarté, à la fois en récusant les expérimentations narratives décriées comme ennuyeuses et prétentieuses, mais aussi en ne retrouvant pas de nouvelle profondeur. On écrit soit un récit de meurtre dans un cadre vaguement social, soit l’histoire d’une femme de quarante ans en recherche d’amour, soit le récit de son propre divorce, et ça tient lieu de profondeur, parce que « ça parle de la société d’aujourd’hui ».

Ainsi, quand on ne se satisfait pas des œuvres du cœur éditorial ou commercial, on avance donc dans l’errance : on cherche au hasard des rencontres, des pages lues dans des rayons moins fournis, à la faveur de liens avec des auteurs qu’on aime déjà. Dans la littérature dite « complexe », on trouve tantôt des chefs-d’œuvre, tantôt des échecs, bien plus d’échecs, et il arrive qu’on se lasse.

Ce qui nous manque, ce qu’on voudrait voir et faire, c’est une littérature qui réunirait les deux : une clarté donnant l’apparence de la facilité, unie à une profondeur ouvrant sur l’infinie complexité du monde et des interprétations. On ne sait pas bien par où commencer, alors on oscille entre les admirations excessives pour ceux qui y parviennent, et un amer ressentiment pour les auteurs à la mode ou ceux qui échouent dans les vapeurs obscures. On erre, comme tout le monde : on ne vaut pas mieux, mais on essaie.

2 réflexions sur “Roue libre (2)

  1. Tout à fait !
    Il reste encore des auteur étonnant qu’on cantonne dans un genre, dans une gare, dans un rayon roman de gare, ou encore, roman érotique.
    Je viens de terminer un cours roman, et déjà je dis cours, alors qu’il se prolonge encore en moi tout au long de ma journée d’après. C’est un roman classé dans le rayonnage érotique et j’en parlerais bientôt dans Babelio :
    « 122, rue du chemin vert » d’Anne Vassivière, quand l’écriture se fait langue et tentative de prendre, comprendre quelque chose de bien mystérieux et de bien profond : soi même.

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  2. La littérature devrait s’écrire comme en association libre, sans modèle (mais pas sans lecture).
    Ce que l’on propose le plus souvent à nos yeux, ce sont des romans, effectivement, où le convenu l’emporte sur l’imprévu, le conformisme sur l’irrédentisme, la mélancolie sur l’ancolie.
    Le « nouveau roman » a disparu (mais il vit de manière souterraine, justement dans les gares…), un autre roman apparaîtra, dont la forme est indéfinissable puisqu’il n’est pas encore inventé. 🙂

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