Tout ce qu’un écrivain écrit avec son cœur est voué à l’oubli. Seules ses pitreries et ses demi-vérités seront retenues. Si elles le sont, car le plus probable est l’oubli complet. Souvent, je me rappelle de la dernière partie d’Anna Karénine, de loin la meilleure, et dont peu de gens se souviennent, voire que peu de gens ont lu, car elle se situe après le suicide d’Anna. Au début de ce livre, le personnage secondaire Serge Ivanovitch Koznychev publie son grand-oeuvre, un système politique qu’il a mis six ans à écrire. Il en attend un grand succès, des discussions passionnées, il prépare des arguments pour les débats à venir. Cependant, rien ne vient : la publication est entourée de silence puis, quelques semaines plus tard, d’un article humoristique se moquant de l’échec du livre. Serge Ivanovitch prend alors conscience que l’œuvre de sa vie est vouée, comme lui-même tout entier, à l’oubli.
À moindre échelle, on redécouvre ce fait avec régularité quand on publie, que ce soit sur le net ou en livre papier. Les textes pour lesquels on passe le plus de temps suscitent peu d’intérêt ; ce qui marche, ce sont nos blagues ou nos messages virulents. Le phénomène surgit sans cesse sur Twitter, et je ne cesse de voir passer des gens qui tweetent sur des questions culturelles se plaindre que leurs longs fils, contenant leurs pensées les plus durement conquises, ne trouvent pas de lecteurs, tandis que leurs shitposts entraînent des percées. Il suffit même, en vérité, d’être retweeté par un gros compte pour tirer une notoriété : le succès dépend du hasard des rencontres.
Il en allait de même pour le personnage de fiction créé par Tolstoï : Serge Ivanovitch publie son livre au moment où la presse est occupée par « la question slave ». Il eût suffi d’un autre moment, ou de l’attention portée par un éditorialiste influent, pour qu’il connût un éclatant succès. Il en est de même pour les jeunes écrivains de ce jour : leur succès dépend de conditions hasardeuses, que ce soit l’humeur du lecteur de la maison d’édition, de la lecture ou non par tel ou tel journaliste, parfois même d’un tweet. Ici, il faut aussi s’enlever de l’idée le mythe du succès posthume : celui-ci est extrêmement rare, on est rarement « redécouvert », et là encore cela dépend d’un grand hasard. Ainsi, les Poésies I et II d’Isidore Ducasse sont-elles trouvées par hasard par André Breton, qui ce jour-là eut le temps de les lire en entier et de les recopier pour les partager à ses amis surréalistes. Quant aux Chants de Maldoror, malgré la légende maudite, leur retentissement est resté net : lus par Huysmans et Bloy, cités par Jarry, ils n’ont jamais connu le véritable oubli. Mais nous avons aussi des exemples d’occasions manquées : ainsi, la deuxième génération romantique lit-elle avec avidité la littérature baroque, Baudelaire en retient Agrippa d’Aubigné, Nerval en retient Du Bellay, qui tout deux sortent alors de l’oubli, mais ils laissent aussi bien Maurice Scève que Jean de Sponde dans les limbes.
Quand ce n’est qu’un post ou qu’un message, encore peut-on passer à autre chose, et ce d’autant plus quand le succès s’est déjà présenté. Dans Limonov, Emmanuel Carrère raconte que Soljenitsyne a passé de longues années à composer La Roue rouge, qu’il considérait alors comme son chef-d’œuvre et qui, comme le traité du personnage de Tolstoï, ne rencontra que le silence. Mais Soljenitsyne n’avait alors plus rien à prouver, son œuvre était lue, elle sera lue encore, il se trouvera des lecteurs pour lire même ses livres de peu de succès. Le problème existe surtout pour les jeunes écrivains : un échec, deux, échecs, trois échecs, beaucoup finissent pas abandonner.
Parmi les moyens de tenir bon, de continuer à écrire et à tenter de progresser (c’est-à-dire d’écrire mieux, d’atteindre la clarté profonde et de penser avec plus d’acuité), il y a celui de se foutre de toute logique comptable. Le problème est qu’à s’en foutre ainsi, on finit souvent par ne plus prêter aucune attention à ses lecteurs, à ses contemporains, et à perdre la dimension dialectique qui fait améliorer son écriture ; on écrit bien mieux quand on a des lecteurs qui donnent leur avis sur telle ou telle phrase, telle ou telle idée ; même et surtout quand il s’agit d’un avis négatif.
On cherche alors à rester entre deux eaux, à accepter l’inconstance et le hasard du monde, sans pour autant s’en détacher. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’on évite toute pensée de système : rien ne fonctionne, dans notre monde, de manière logique. Les phénomènes scientifiques fonctionnent selon une logique (quoique existe le principe d’incertitude), les événements de l’existence fonctionnent selon de complètes irrationalités. Autant alors ne pas tenter d’œuvre qui construise un système factice, mais se couler soi aussi dans le flux des publications. On écrit, en bref, toujours en situation.
En somme, pour résumer les deux derniers articles : il faut produire de la clarté profonde en situation.
Certaines réflexions de Sartre se trouvent rassemblées sous ce titre de « Situations ». S’est-il un jour préoccupé du succès ? Il est clair que le pavé philosophique « L’Être et le Néant » aura eu moins de lecteurs que son autobiographie (1963) « Les Mots ».
Il s’agit donc bien d’un problème de dialectique qui, finalement, s’empare de l’écrivain juste quand il croit la dominer. De quoi en faire tout un roman ! 🙂
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