Jamais je ne suis parvenu à réduire l’opposition entre la tristesse de ce que j’écris et mon attitude plutôt légère dans la vie de tous les jours. Pourquoi, à chaque phrase sur le papier ou l’écran, le désespoir semble-t-il pointer son nez, alors qu’à l’oral c’est la recherche permanente du « bon mot » pour faire rire ou sourire ? Il y a peut-être, d’un côté, la formation des premières lectures : quelqu’un qui commence par le milieu du XIXe siècle (Baudelaire, Flaubert, Verlaine, Lautréamont, etc.) va forcément s’habituer à une écriture de désespoir féroce accompagné de quelques éclairs. De l’autre, la difficulté à produire des textes légers qui aient une « profondeur littéraire ». (« Profondeur littéraire », entre guillemets, puisque personne ne peut dire exactement en quoi cela consiste : on est bien face à une objectivité sans concept.) Autre influence, plus sociologique, qui fit que mes amis étaient systématiquement des humoristes plein gaz. Une partie de mon temps, je pensais que c’était ma joie quotidienne qui était inauthentique et, d’une certaine manière, je voulais m’obliger à être désespéré aussi dans mon attitude ; en somme, j’essayais de me forcer à être dépressif, ce qui est bien de la dernière stupidité. Mais enfin, même aujourd’hui, j’admire des auteurs désespérés et qui professent que ce désespoir est la seule manière authentique de vivre, puisque que rire après Auschwitz (Adorno) ou après Hiroshima (Anders) est un acte barbare. Il m’arrive encore d’avoir ce genre de réactions, que je vois régulièrement passer sur les réseaux sociaux (mais j’arrive à m’empêcher moi-même de faire partie de ce phénomène), qui fait que, face à une blague, une partie de moi-même se dit que blaguer alors qu’il se passe des atrocités en Ukraine, que des gens meurent partout alors qu’un système faisait qu’ils ne meurent pas si précipitamment ou avec tant de souffrance est possible, que le réchauffement climatique nous menace, est un acte barbare. Comme il y a un passage de ce type chez George Orwell, qui raconte ne pas pouvoir manger dans un restaurant sans songer aux conditions de travail des cuistots et se sentir mal vis-à-vis d’eux, je pense qu’on peut qualifier ce phénomène la mauvaise conscience de gauche. Cela se redoublait, comme je le disais plus haut, du mythe poète maudit, qui voulait que tout bon écrivain flirte nécessairement avec l’idée du suicide. Alors, poète maudit de gauche, c’était nécessairement l’enfer : Rimbaud en a fait les frais, et je n’avais bien heureusement pas une once de son génie. Une autre partie de mon temps, bien moindre, j’essayais d’écrire des textes plus drôles. La vérité est que c’est réellement très difficile. D’ailleurs, à chaque fois que j’essayais de faire telle ou telle satire, comme celle publiée ici sur l’académie française, cela virait rapidement au pamphlet amer. Me voici donc ici, ne sachant pas si ce texte-là sera pris comme amer ou comme léger, ne sachant même pas dans quel état je l’écris, si ce n’est avec de l’ironie pour le passé et une envie radicale d’écrire mieux.
La tristesse est un énergie de plongée dans la profondeur de soi, comme on met de chaussure de plomb pour descendre au fond de la mer. Jésus l’avait bien compris 😉 .
L’humour c’est une mise a distance de soi, pour apercevoir sa consistance et son agencement au Cosmos. Jésus l’avait compris aussi ;).
Les deux mon capitaine Tristesse et Humour.
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