Certains ont le luxe de constituer une œuvre, se dit le professeur, d’autres pas, d’autres sont réduits aux méditations dans l’urgence (Frank O’Hara), comme moi, aux œuvres trouées par le réel et ses objets, et ceux là non ne sont pas « objectivistes », car bien souvent l’objectiviste est avant tout cérébral, oui, il constitue une œuvre, alors que le perclus d’urgence est troué d’objets et n’a pas le temps de chercher l’objectivité, la bile montait sur les lèvres du professeur qui parlait visiblement seul, les gens se retournaient dans la rue Soufflot, les touristes et les khâgneux l’observaient avec effroi, le dogme du Livre, disait-il, ou pire, du « projet » poétique, fait du mal à tous, on voudrait faire du poète le manager des mots, quelle horreur, c’est répandu dans la poésie faite par les universitaires, car les universitaires sont pour la plupart des managers ratés, je le sais car je suis moi-même universitaire, mais pas comme eux moi, reprenons, par exemple pour le Prix de la Vocation, prix adressé aux jeunes poètes, il est demandé de présenter son « projet » dans un texte liminaire, il faut justifier ses poèmes comme on justifie une demande de financement universitaire, tout doit avoir un sens, être pensé dans un but, dada et les surréalistes semblaient avoir mis un terme à cela, mais l’académisme a l’art subtil de subrepticement revenir par la fenêtre quand on l’a jeté par la porte, les académiques de nos temps se revendiquent parfois de dada, ce qui est bien de la dernière absurdité (c’est très dada, il faut en convenir), et moi je navigue là-dedans comme un vieux débris du XXe siècle, un déchet radioactif issu des plaintes du siècle mort (j’en ai plein, des phrases de ce genre), je ne crois pas une seule seconde qu’on puisse recréer un quelconque sens, je ne crois même pas qu’on puisse parler d’une quelconque contingence, puisqu’il n’y a pas de contingence s’il n’y a pas de permanence, et il n’y a pas de permanence, par exemple en ce moment les gens me regardent, dans le jardin du Luxembourg, comme si j’étais le dernier des fous, et je le suis probablement, les dernier des cinglés, devenu autrefois cinglé par méthode, par amour de dada, et moi aussi j’ai été un dada académique, un dadacadémique, ça n’a pas de sens, mais il se trouvera bien un universitaire pour en donner, un lecteur futur pour faire des âneries passées un système, on continuera les systèmes basés sur du vent, les vers libres paraîtront le sommet du rythme, les alexandrins accidentels comme des spectres de l’éternité poétique, ou autre bêtise de ce genre, il y aura toujours plus de discours, mais toujours pas de sens, ce n’est pas très grave, il y a plus grave que ça, tout de même, il y a les guerres et la misère, qui s’en fout du vers libre ? on écrit dans le vent, mon dieu que cette phrase fait lyrique de bas étage, j’ai de nouveau quinze ans dans mes phrases, jamais devenu adulte, ce n’est pas très grave, on passera à autre chose, vers d’autres versets (Yves di Manno), d’autres versants, je ne sais plus, un jour on m’écoutera, et alors je ne saurai plus quoi dire.
Une réflexion sur “Le Professeur (1)”