Tout arrive en même temps. Voilà quelque chose que je ne suis pas encore arrivé à bien dire sur ce site, sans doute à cause de l’usage de la prose, tandis que dans mes cahiers je me laisse aller aux télescopages (ce qui donne parfois des poèmes, mais surtout de la prose coupée, un retour à la ligne erratique et sans rythme fixe). Dès qu’on écrit sur un réseau, et WordPress en est simplement un où l’on écrit, on a tendance à chercher la clarté, la transmission d’un propos net. Je le fais aussi, parce qu’il m’est souvent arrivé d’avoir un haussement de sourcils devant des fragments herméneutiques, sur tel ou tel réseau. Par ailleurs, lorsqu’on propose soi-même ces fragments, la logique des réseaux fait qu’ils sont les moins vus, ceux recevant le moins de cet étrange assentiment contemporain qu’est le bouton « j’aime ». Même quand on se sent détaché de toutes ces appréciations, qu’on récuse leur logique, ça compte. Nous sommes condamnés à la rhétorique.
Que tout arrive en même temps, celle qui l’a le mieux mis en scène est Virginia Woolf. Il y a Joyce aussi, bien sûr, c’est ce qui fait la grandeur d’Ulysse. C’est difficile, dans la prose, parce qu’une phrase arrive nécessairement après la précédente, il y a donc un ordre. Certains dispositifs permettent de remettre en cause cet ordre : celui de Julio Cortázar dans Marelle, par exemple, ou celui de Claude Simon dans Le Jardin des Plantes ou L’Acacia. Chez Woolf ou Joyce, c’est plutôt l’art de la syncope syntaxique qui est mobilisé. Deux ou trois éléments sans lien mais se déroulant en même vont pouvoir se trouver imbriqués. De même parfois pour un objet, une sensation, un sentiment, une référence littéraire, qui viennent s’entrechoquer, si bien que le tissu narratif se défait, l’histoire passe au second plan derrière l’éclatement de l’histoire.
Cela se conjugue avec le déluge perpétuel d’informations que subit l’individu numérique. Ce que Woolf analysait déjà dans le télescopage des articles de journaux, nous le vivons à vitesse accélérée. Une manière acerbe de traiter ce problème est le dispositif utilisé par Chris Marker dans Détour, Ceaucescu, que je me souviens d’avoir vu dans un état de sidération au Centre Georges Pompidou (c’était au milieu d’une exposition dont je n’ai retenu que cela) et qui consistait en la retransmission du procès du dictateur roumain, ayant abouti à son exécution, entrecoupé environ toutes les dix secondes de publicités télévisuelles courantes en 1989.
Il y a en même temps les bombardements à Gaza, et en pensant à ces bombardements tous les éléments du conflit depuis des années, le cours à préparer, la couche à changer, un fragment inopiné de Gramsci, le « à demain » de l’enfant qui va se coucher, une pensée vers la vaisselle et une pensée vers Sarah Kane, des mots lancinants comme « efficacité », « crise », « culture », « poésie », l’empathie et donc l’impression de percevoir par le regard des autres et de se voir de l’extérieur, la basse continue de la guerre en Ukraine, le Yémen, le Soudan, l’Argentine, Taïwan, l’Afghanistan, l’Arménie, ces lieux sur lesquels on est sommés d’avoir un avis, comme si nous les connaissions, comme si tout là-bas se réduisait à deux camps (mais peut-être est-ce le cas, même cela nous n’en sommes pas sûrs). Tout arrive en même temps et tout nous semble lié. Dans une version négative, je dirais que cette charge mentale est un enfer, mais bien sûr un enfer relatif, puisqu’il y a bien plus violent sur Terre, et de loin. Plusieurs lettres et passages personnels de Virginia Woolf suggèrent qu’elle écrivait comme elle écrivait parce qu’elle percevait le monde ainsi, et que cela était le coeur de son trouble, qui de fil en aiguille la mena au suicide. Dans une version positive, on pourrait opposer phrase de Gilles Deleuze, grand lecteur de Virginia Woolf s’il en fut : « il y a toujours un fil pour relier le verre d’eau au soleil ».
Peut-être arrivera-t-on à reconstruire, non pas une hiérarchie, mais une connexion heureuse entre les diverses perceptions. Cela devrait être le coeur de notre travail intérieur.
🩶
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un ajout prolongeant
ces télescopages
lus avec saveur
un essai d’ajoutage
J’écris je laisse aller le projet
Je serais metteur en Seine
Tu serais ma noyée
Réanimée par le bouche à bouche amoureux
Breveté par la croix rose bonbon
Je lave chaque matin mes métaphores dans le lavoir du village plus haut nommé
Lavoir aux alouettes où passent les rumeurs du monde rouge sang amours jaunes
Le bœuf aux sept cornes la vague d’Hokusai multipliant le mont Fuji
Apprendre un peu chaque jour un cœur d’oiseau primevéral battant la chamade
Apprendre un max l’imagination inscrite dans l’horizon d’un monde indicible impensable
L’imagination est l’exploration de cet impensable à travers l’effort qu’elle déploie pour s’étendre
Paul Ricœur Cours sur l’imagination Chicago 1975
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