Progrès intellectuel

Une idée m’accompagne depuis un certain nombre d’années, en vérité depuis que j’ai commencé à penser et lire un peu sérieusement, c’est-à-dire depuis mes quinze ans, une idée qui serait celle du progrès intellectuel, l’idée qu’en se posant quelques instants, en lisant, regardant, écoutant, réfléchissant, on pourrait progresser intellectuellement, penser de plus en plus haut, c’est-à-dire non seulement se mettre au clair, mais acquérir des idées et gagner en style, en somme devenir plus intelligent, ce qui est relativement possible quand on est encore scolarisé, mais devient plus difficile quand on travaille, y compris quand on travaille dans une profession dite « intellectuelle », il me semble de manière générale que les gens progressent assez peu intellectuellement à partir de leur vingt-cinq ou trente ans, ou peut-être progressent-ils, mais ils n’en font plus vraiment état, la communication intellectuelle devient plus complexe, ou alors plus guindée et froide, chacun écrivant son livre dans son coin puis en assurant la promotion, ou alors écrivant dans son coin quelque chose qui ne sera jamais publié, et déjà en classes préparatoires il me semblait que chacun avait délaissé le travail intellectuel, que beaucoup étaient là par une suite de hasards, tu es un bon élève donc tu vas là, les plus malins étaient ceux qui visaient les écoles de commerce (des places étaient réservées aux littéraires et, comme il y avait moins de monde qui les présentait de ce côté-ci, l’entrée était plus simple), nous étions seulement deux ou trois postromantiques décérébrés, là pour aller dans une impasse en sachant très bien que c’était une impasse, tout en luttant joyeusement contre la dépression, certains ont été vaincus par la dépression, certains ont fini par s’insérer, souvent comme enseignants, parfois en politique, parfois les deux, moi c’est la rencontre avec Anaïs qui m’a sauvé de l’impasse, j’ai fait un pas de côté, même si l’histoire est singulière d’autres de mes amis du « club des hypokhâgneux postromantiques dépressifs » ont trouvé le bonheur grâce à l’amour, comme quoi l’espoir existe, souvent d’ailleurs les membres de ce club sortaient-il ensemble (mais la plupart des couples de l’époque, sauf le nôtre semble-t-il, n’ont pas été définitifs, le bonheur s’est trouvé ensuite), nous voici donc dans le monde professionnel, éloignés sur les routes de France, car la plupart ne venait pas de Paris et ne supportait pas Paris, c’était une ville pour étudier et faire du tourisme mais certainement pas pour vivre, nous sommes donc repartis ici ou là, les conversations s’espacent, nous ne communiquons plus nos découvertes intellectuelles, ou alors très marginalement, sans doute parce qu’autrefois ces découvertes étaient parti intégrante de notre scolarité, leur communication pouvait se révéler utile, tandis que maintenant, si nous lisons, c’est par plaisir, et déjà à l’époque les autres nous regardaient étrangement quand nous lisions quelque chose qui n’était « pas au programme », pourquoi tu lis ça ? le plaisir ? mais tu as le temps ? alors que c’est systématiquement grâce à ces lectures marginales que j’ai le plus « réussi », ainsi mon oral final d’histoire où la question était « La Méditerranée dans les relations est-ouest (1945-1989) » a-t-il été correct grâce à la lecture que j’avais faite peu avant du Quatrième mur de Sorj Chalandon, je continue de donner comme conseils aux jeunes entrant en classes préparatoires : dormez, mangez, gardez du temps pour des lectures plaisir, et ensuite à l’ENS, même chose, « ah, tu lis En Route de Huysmans, c’est formidable, tu fais ton mémoire dessus ? » personne ne semblait considérer qu’on puisse lire un livre sans réaliser un travail universitaire dessus,  or il me semble qu’on progresse intellectuellement par un phénomène de rencontre, j’emprunte le titre à Deleuze tout en connaissant bien la critique qu’en fait Bourdieu (mais les deux se situent dans des univers trop différents pour que la critique de Bourdieu me paraisse entièrement pertinente), à savoir qu’on progresse non pas quand on a un plan de travail qu’on applique, mais quand on se confronte à des oeuvres et des idées qui, justement, n’entraient pas dans notre plan, sont une forme de nouveauté, nous obligent à reconsidérer notre échelle de valeurs et nos cartes conceptuelles, si j’ai toujours eu une forme de regret de mon incapacité à former des plans de travail que je fusse capable d’appliquer, je suis toujours arrivé aux idées par la fenêtre, fonçant vers des oeuvres par impulsion, et me retrouvant dans des maisons inconnues, parfois l’expérience est désagréable, mais comme j’aimais surtout les oeuvres bizarres, il y avait toujours à y prendre, ne serait-ce que se demander pourquoi telle œuvre est étrange oblige à penser, ainsi ai-je eu l’impression de progresser, par exemple lorsque j’ai lu mon premier Heiner Müller, ou mon premier Imre Kertész, ou mon premier László Krasznahorkai, peut-être cette idée de progrès est-elle absurde, peut-être qu’on délaisse des idées plutôt qu’on en gagne de nouvelles, peut-être est-ce un mythe qu’on se forge pour surmonter la vanité de la vie intellectuelle, mais si ce mythe est utile, alors pourquoi pas, sans doute j’y reviens car cette idée m’était venue tandis que j’écoutais Pink Floyd et King Crimson, justement du rock « progressif », et que je lisais Nietzsche et Rimbaud puis Deleuze, et que justement je reviens à ces écoutes et à ces lectures ces derniers temps, mesurant bien que j’écoute et lis en appréciant et comprenant bien mieux qu’autrefois, ce qui signifie, même a minima, qu’il y a eu un quelconque progrès.

6 réflexions sur “Progrès intellectuel

    1. Oui, les points, c’est surfait.
      (Mais « surfait » n’est-il pas lui aussi un vocable idoine du dialecte hexagonal ?)
      Hypokhâgneux est certes un terme qu’aucun pays ne nous envie. Il n’y a qu’en France où les classes préparatoires passent pour meilleures que les universités ; à l’étranger, on hausse les sourcils quand j’en parle, alors qu’on me félicite quand je dis que j’ai été à la Sorbonne. Juste retour de bâton, les classes préparatoires affectant un mépris plus que critiquable pour les universités.

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    2. Votre article m’a plongé dans une réflexion lancinante, comme si une ombre subtile s’étirait entre chaque mot. Qu’est-ce donc que ce « progrès intellectuel » dont vous parlez ? Vous évoquez cette idée simple, presque séduisante : qu’en lisant, en observant, en écoutant, on deviendrait, en somme, plus intelligent. La suggestion a son allure, oui, mais elle pose une question plus vaste, une question qui touche à la racine même de notre quête. Je me demande alors, de quoi parle-t-on vraiment ?

      Je me suis aventuré dans la recherche de ces « métiers intellectuels » que notre époque, si avide de qualifications, érige en flambeaux : les métiers de la santé, ceux du commerce et du marketing, de l’informatique, de la télécommunication, ou encore de l’industrie technique. Mais est-ce cela, cette intelligence que l’on nous promet ? Un savoir-faire empressé, une dextérité appliquée dans des disciplines qui, il faut bien le dire, sont aussi nobles qu’utiles ? Non, je crois que ce n’est pas cela dont vous parlez, ni cela que je cherche dans ce que vous appelez « progrès intellectuel ».

      J’ai soixante-deux ans, et, depuis mon enfance, la lecture n’a cessé d’être cette compagne silencieuse, cette fenêtre ouverte sur les doutes, les abîmes et les lueurs. Je lis pour sentir battre le cœur du monde, pour m’ouvrir, non pas à des réponses, mais aux questions qui viennent troubler le sommeil de la raison. Depuis les romans, les essais, les journaux, et même jusqu’aux boîtes de petits pois, chaque mot est une incitation au questionnement, une étincelle pour l’imagination.

      Je ne cherche pas à « déconstruire », à analyser froidement ce qui est. Ce que je cherche, c’est ce que l’œuvre, humble ou magistrale, fait naître en moi, ce désir de créer, de me dépasser, de rejoindre quelque chose de plus vaste. J’aime ces zones d’ombre et de clarté, où les vérités se frôlent sans jamais se toucher, et qui ouvrent des espaces de liberté insoupçonnés.

      Et là, je crois toucher du doigt ce que vous évoquez, sans doute sans le savoir. Le vrai « progrès intellectuel » n’est pas de l’ordre de la compétence ou de l’exactitude. Il est dans cette tension continue vers l’inconnu, dans ce désir de ne jamais se satisfaire du déjà-vu, dans cette curiosité infinie qui déchire les voiles de la facilité. C’est, au fond, cette soif d’une connaissance sans fin, et qui ne cherche pas à avoir raison, mais à avancer.
      Alors, je ne sais toujours pas ce que vous entendez par progrès, mais je sais, moi, que j’y vois une ouverture vers l’infini, vers l’amour même, qui seul nous empêche de tomber dans le confort glacé de l’évidence.

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      1. Je crois que votre dernier paragraphe correspond assez nettement au concept de « rencontre » présent chez Deleuze, et que je cite dans mon texte.

        (Bourdieu en critique l’aspect « mystique » et souhaite montrer dans plusieurs œuvres que ces rencontres sont amenées par des déterminismes analysables, mais, dans le rapport de soi à soi, une rencontre reste une rencontre. On progresse en effet par dialectique, quand on fait face à du neuf.)

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