Deleuze nous apprend qu’on peut lire la philosophie comme un roman, dont les personnages seraient les concepts. J’ai toujours lu ainsi la philosophie, avant même de lire Deleuze, et c’est pourquoi j’ai été scolairement très mauvais en philosophie. Cette idée récente d’une philosophie comme roman (Deleuze), ou d’une philosophie comme poésie (Nietzsche), m’a infusé dans le mauvais sens : je n’écrivais ni roman ni poésie, seulement un gloubi-boulga où des concepts mal saisis s’étalaient partout. Les avant-gardes avaient fait exploser les genres et les rythmes ; je n’avais plus rien à faire exploser ; j’étais explosé, sans talent, seulement par répétition de ce que d’autres avaient fait.
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Nous ne disposons d’aucune technique.
Revenus à l’âge des outils,
nous bricolons des poèmes
qui n’ont de libres que le vers.
Nous avons quelques tactiques.
Une métaphore, un joli mot, un vers
compté ou un sonnet contourné, de la philosophie, de grandes idees, et
de grands scepticismes ; des méthodes
de déconstruction. Ainsi, chacun sur son île
regarde l’archipel. On se fait des signes.
Nous vivons tous en Micronésie.
C’est beau, c’est heureux. Mais le réchauffement climatique nous menace.
La technique meurt, les tactiques reprennent.
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On a toujours des manques culturels. Côté verre à moitié plein, cette idée signifie qu’on a toujours des chefs-d’œuvre à découvrir. J’y songeais en voyant l’air outré d’Anaïs quand je révélai n’avoir jamais lu Cent ans de solitude (qui trône sur ma pile à lire depuis plus de cinq ans). J’y songe en écoutant pour la première fois Morton Feldman. Il y a ce moment touchant chez Deleuze (encore lui) vieilli, malade, répondant aux questions de Claire Parnet pour son fameux Abécédaire : il se lève soudain, prend un livre dans sa bibliothèque, et dit qu’il vient tout juste de découvrir l’œuvre d’Ossip Mandelstam (en effet traduit tardivement en France), que ça le bouleverse, il en lit un passage, qu’il commente. Il cite Mandelstam à plusieurs reprises dans ses tous derniers textes. On a toujours des manques culturels, donc il nous reste des chefs-d’œuvre à découvrir.
L’idée de ces chefs-d’oeuvre que je n’ai jamais lus allège toujours la perspective de temps plus difficiles.
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