Minima Moralia, 3

Le troisième aphorisme des Minima Moralia compte parmi les plus importants pour moi. La forme du recueil d’aphorisme invite à la fois à hiérarchiser les passages qu’on préfère, la forme non systématique le permet ; pourtant, cette forme existe justement pour qu’il n’y ait pas de hiérarchie, que tous les propos soient placés sur le même plan. Le risque est de piocher tel ou tel fragment, de ne s’intéresser qu’à un thème dans l’œuvre d’un aphoriste, négliger le reste, et s’amener vers des erreurs d’interprétation : les erreurs plus dramatiques ont concerné Nietzsche, mais Adorno pourrait subir le même sort. C’est pourquoi j’ai décidé d’entamer ce long travail, aphorisme par aphorisme, alors même que certains ne m’avaient pas du tout frappé aux premières lectures, tandis que d’autres m’ont paru essentiels.

Si celui-ci m’a paru essentiel, c’est parce qu’il touche un objet qui m’a particulièrement intéressé, qui est même, en un certain sens, mon entrée dans la philosophie, à savoir : qu’est-ce que la vie bonne ? Sujet qui était, depuis l’Antiquité, le thème central de la philosophie, concurrent avec la recherche de vérité ; Aristote et Platon sont demeurés les philosophes les plus adulés, commentés et conservés, parce qu’ils répondirent avec une synthèse à la fois facile et puissante : la vie bonne, c’est celle qui est construite autour de la recherche de la vérité. Mais je m’égare.

Dans la recherche de la vie bonne naît un travail fondamental : celui de la gestion du temps. L’affairé est le contraire du philosophe ; la vie active, engoncée dans le matériel, est presque unanimement présentée comme une vie ne pouvant atteindre la quiétude philosophique, qu’on l’appelle bonheur ou ataraxie ou contemplation ou vertu ou sagesse. Or, Adorno remarque ici, en 1944, un stade nouveau du rapport entre le monde capitaliste et la vie privée : « le domaine privé est englouti dans son ensemble par un mystérieux affairement qui a tous les traits d’une activité commerciale, sans qu’à vrai dire il y ait rien en l’occurrence à acheter ou à vendre ». Le philosophe et sociologue en donne des causes possibles, en particulier la crainte de perdre son emploi qui fait qu’on veut avoir des relations secondaires pour mieux retomber sur ses pattes en cas de licenciement. La vie privée se greffe sur la vie publique : il faut sans cesse se faire des relations, comprendre les rouages de la machine, découvrir les informations qui pourront faire avancer la carrière, donc être gentil et serviable avec tout le monde, manier la ruse dans tous les domaines. Ce qui autrefois était vu comme un arrivisme vil est désormais la norme. C’est celui qui tient à sa vie privée qui fait office de repoussoir, semble étrange, presque anormal, « suspect ».

Adorno les débusque dans tous les milieux : on voit très bien qu’il vise aussi les professionnels du militantisme, pas seulement les carriéristes arrimés au système. Il insiste aussi, à la fin de l’aphorisme, sur leurs sympathies : ce sont des gens agréables, souriants, à la conversation sympathique, et qui se révèlent utiles par beaucoup d’aspects. Aussi, ils ont beaucoup de relations secondaires, parce qu’ils sont eux-mêmes une relation secondaire appréciables. Mais il n’y a pas avec eux de possibilité d’amitié profonde, d’amour fidèle ou de travail intellectuel digne de ce nom. La condamnation finale tient à ce qu’ils arriment tout le monde au système, empêchent de créer les outils pour en sortir.

Adorno ne pouvait pas imaginer le stade suivant, celui dans lequel nous vivons, où une partie substantielle de notre vie privée serait consacrée aux « réseaux sociaux », c’est-à-dire pour l’essentiel à ces relations secondaires, souvent dans le but de plus ou moins vendre sa propre image, ou au moins susciter l’adhésion à sa personne. D’autres aphorismes concernent l’image des « stars », mais les stars décrites avaient encore un travail artistique ; maintenant que des influenceurs font les interviews présidentiels et que les philosophes de service donnent eux-mêmes l’impression d’être des influenceurs parmi d’autres, un palier est franchi. Ce palier a été en partie décrit par Deleuze, mais même lui ne pouvait s’imaginer l’ampleur du désastre.

Aussi, comme les philosophes antiques, mais moins explicitement, Adorno nous interroge sur le sens que nous donnons à nos actions dans la vie privée. Ne sommes-nous pas toujours comme dans l’antichambre de notre travail ? Sommes-nous en train d’écrire et de lire sur un site internet qui sert à tel ou tel puissant ? Sommes-nous hors de la dynamique commerciale dans notre temps libre, ou en plein dedans ? Notre temps dit « libre » l’est-il réellement ? Adorno ne donne pas ici ce qui serait selon lui un temps plus authentique, meilleur. Ses aphorismes sont un travail de la négativité, il n’est pas là pour proposer une cure de développement personnel ou d’engagement politique. Je crois néanmoins que deux options sont perceptibles dans son œuvre quant à ce à quoi consacrer ce temps « libre » : dans un premier temps méditer sur cette société, cette vie mutilée, la disséquer ; dans un deuxième temps, inventer les outils pour s’en libérer, ou au moins proposer des mots, idées ou actions qui ouvrent un horizon hors de ces mutilations. Peut-être seulement cette méditation morose est-elle possible, et toute action vaine, en tout cas dans la pensée d’Adorno, -Günther Anders le titille à plusieurs reprises sur cette opposition entre eux deux, dans leur correspondance et dans des entretiens. Dans tous les cas, ménager des temps hors de l’affairement est nécessaire.

Laisser un commentaire