Minima Moralia, 4


Le quatrième aphorisme des Minima Moralia, plus court que les précédents, est construit en deux parties, comme souvent chez Adorno. Ce ne sont pas des parties séparées (il y a, comme toujours, un seul paragraphe), mais un fait anecdotique qui débouche sur une idée morale plus générale, sans que les deux soient nettement séparés : le passage se fait sans qu’on y songe. Il y a d’abord l’anecdote sur la nécrologie d’un homme d’affaires, loué pour sa « largeur de vues en matière morale ». Le moraliste débusque l’entourloupe : c’est une manière subtile de notifier l’absence de sens moral du défunt. Néanmoins, si cette largeur de vues est mentionnée, c’est parce qu’elle est valorisée dans le monde bourgeois. La société est ce qu’elle est, on s’en accommode, on est soi-même immoral et il faut accepter que les autres le soient. Le vieil homme serein qui sourit en regardant l’immoralité des autres est le bourgeois idéal : il a été comme ça ou l’est encore, et il n’embête pas les autres ; tout le monde est content. Une deuxième partie apparaît progressivement, imperceptiblement, et Adorno passe à un ordre différent de pensées. Il débusque, comme dans l’aphorisme précédent, un phénomène de fausse bienveillance. Les individus aimables, serviables, toujours prêts à vous soutenir, ne sont pas nécessairement les plus moraux. Ils sont aimables pour recevoir des amabilités en retour. Leur bienveillance est souvent une stratégie de carrière, toujours un signe d’absence de sens moral. Cela explique pourquoi on est si surpris par les crasses faites par certaines personnes qui ont toujours le sourire aux lèvres : celui qui se présente comme avenant et bienveillant est le plus à même de trahir, il est finalement le plus méchant. La sérénité est plutôt un mauvais signe. A la fin de l’aphorisme, on sent qu’Adorno pense à lui-même quand il dit que « Celui qui n’est pas méchant, il ne vit pas dans la sérénité, mais dans une sorte d’amertume et d’intransigeance pleines de pudeur ». Il aime l’humain authentique, c’est-à-dire pas grand-monde. La boucle se boucle néanmoins, car celui qui n’est pas méchant voue une haine à ceux qui l’ont déçu, et finit par être haineux, donc méchant. On n’en sort pas. Adorno ferme la possibilité d’une bienveillance sans a priori. Ainsi firent La Rochefoucauld ou Nietzsche. La vie est « mutilée », comme le dit le sous-titre du livre, entre autres parce que l’existence authentique est impossible. Ce qu’il nous reste, peut-être, c’est la possibilité de bien écrire, ou au moins d’écrire honnêtement, sur le désastre permanent.

Une réflexion sur “Minima Moralia, 4

Répondre à Jacques Desrosiers Annuler la réponse.