Cette semaine j’enchaîne, et donc chaque jour me dis-je « je dois écrire mon petit texte sur la poésie », ne serait-ce que pour tracer une ligne, avoir un horizon, ne pas dépérir d’inanition onirique, à vrai dire une part de moi n’en peut plus de travailler, je ne suis pas fait pour le travail, je hais le travail, personne n’est fait pour le travail, ou plutôt rêvais-je d’une autre forme de travail, un travail uniquement centré sur la matière des mots, du livre et du rêve, mais ma timidité et les éditeurs en ont décidé autrement, de toute manière « poète » n’est pas un métier qui permet de vivre, c’est le métier de vivre, d’ailleurs se prétendre « poète » est plus que présomptueux (voir RP 1), on devrait se considérer « professionnel de la poésie », mais voilà, ce serait plutôt « bénévole de la poésie », donc un petit peu « poète du dimanche », et comme je publie ce petit texte chaque dimanche, c’est ainsi que je m’intitulerai : moi, poète du dimanche, passant chaque semaine tantôt sous le masque de l’affabilité riante, tantôt sous le masque de sérieux professoral, avec un soupçon d’engagement politique, pour le dimanche redevenir catholique le matin à la messe et poète l’après-midi sur mon ordinateur, ou pas poète d’ailleurs, s’il n’y a pas de vers, qu’une prose un peu étrange et donc non narrative, la poésie réduite à la non-narration (je voudrais que Jacques Roubaud me lise, juste pour imaginer son effroi, ou plus vraisemblablement son haussement de sourcil, -à Jacques Roubaud, amical salut), parce que ce ne sont pas des poèmes, mais bien des recherches poétiques, une ligne de crête sur le nulle part, avec parfois des métaphores faciles, parfois des légèretés, le tout assaisonné de méta-textualité, et hop, le tour est joué, pardonnez mais j’écris vite, dans l’urgence, j’ai fait l’emploi du temps de mon samedi (car, vous l’aurez compris, je n’ai pas eu le temps d’écrire dans la semaine), et à 15 h 05 j’ai réussi à trouver un interstice jusqu’à 16 h, 55 minutes pour écrire, on dirait le titre d’un film (imaginez Bruce Willis, entre deux jours où il doit sauver les Etats-Unis de dangereux terroristes, devant absolument écrire un texte sur la poésie, dommage que Theo Angelopoulos ne soit pas encore en vie pour nous proposer ce scénario), et donc, depuis ma cuisine suspendue dans le trou du cul de l’Ain, tandis que ma fille regarde un documentaire sur les dauphins et qu’Anaïs prépare ses cours, ce petit tracé dans l’urgence, simplement pour dire (« seulement dire / ma mort prochaine et irrémédiable » Jean-Luc Lagarce) que j’y songe, que ça me travaille, alors que, disais-je, je hais le travail, il y a du travail qui se fait, les mots passent, banals, phatiques ou emphatiques, et je tente de les retenir, comme lorsque cet élève, levant les yeux du texte de Baudelaire que je soumettais à la classe, me dit « Baudelaire a terminé Horace Vernet », cela faisait longtemps que je n’avais plus entendu cette formulation, « terminer quelqu’un », évidemment on ne devrait pas l’écrire, dans un beau français académique, mais l’Académie étant elle-même aujourd’hui incapable d’écrire dans un français académique, nous en sommes tous là, le temps passe, il est 15 h 28, je ne mens pas quand je dis que j’écris dans l’urgence, je trace, n’aurai pas le temps de me relire, ce n’est pas grave, je cherche et n’ai pas l’intention de trouver quoi que ce soit, auquel cas je n’aurais plus besoin d’écrire, et je crois que je serais plus triste, c’est plaisant d’écrire, les mots apparaissent sur l’écran, on a l’impression d’avoir pensé, ou rêvé, au moins qu’il s’est passé quelque chose, enfant, on ressentait cela quand on traçait des dessins dans le sable ou qu’on crayonnait une feuille de papiers, nous sommes des enfants, avec des problèmes à peine plus complexes, il est 15 h 32, la grisaille s’est installée, ma playlist revient sur Schubert joué par Alexandre Tharaud, après avoir enchaîné Wagner et Barber, le week-end j’écoute de la musique classique, alors que toute la semaine j’ai écouté du rock lourd pour me maintenir éveillé (écoutez IDLES), sinon je me serai endormi au volant sur la route d’Echallon, le week-end, comme tant d’autres, je me permets cette petite déviation, ce petit luxe, ce petit lyrisme tout à fait exécrable, on ne dirait pas, mais une longue part de mes mots expriment une haine violente du lyrisme, une autre part y revenant tendrement, encore un mouvement de balancier, jamais de choix ni d’équilibre, seulement le jeu du balancier, ainsi devrais-je intituler ma théorie poétique (elle n’existe pas), ou alors reprendrai-je l’expression de mon ami Julien Hanck qui, après avoir lu plusieurs de mes poèmes, m’avait dit qu’ils avaient un aspect « diarrhéique », ce que n’importe qui aurait pris très mal, mais je savais que dans sa bouche, aucune connotation négative n’entourait le mot « diarrhéique », il était au contraire admiratif, c’est donc ainsi que je devrais intituler ma théorie poétique (elle n’existe pas), diarrhées verbales, ça donnerait l’illusion de la provocation, et il y a un bon créneau pour un public cultivé mais ne voulant surtout pas paraître compassé et académique, ça toucherait les gens appréciant l’art contemporain, les pages Culture des Inrocks et de Libération, ça y est, voilà mon plan de carrière, mon dieu comme je délire, il est 15 h 42, c’est fatigant de vivre, et là, avec ce propos (« il est 15 h 42, c’est fatigant de vivre »), je rejoins une conversation passionnante eue avec mon ami Antoine Poisson, on se disait que tous ceux qu’on présente comme « anti-lyriques » abusent de ce genre d’effets : tout d’un coup, au-milieu d’un texte souvent humoristique, en tout cas « un peu barré », très art contemporain, ils balançaient ce genre d’affirmation très personnelle, très lyrique justement, et c’est cela qui intéressant en fait le lecteur, le retour du lyrisme au sein même de l’anti-lyrisme, Christophe Tarkos fait tout le temps ça, le lyrisme qui revient par la fenêtre après qu’on l’eut balancé par la porte, un jeu de balancement, disais-je, d’ailleurs le meilleur recueil de Jacques Roubaud est nettement Quelque chose noir, son recueil le plus personnel, et même si c’est d’un lyrisme nouveau, remanié, non-traditionnel, c’est indéniablement lyrique, tellement indéniablement qu’il n’en a mis aucun extrait dans son anthologie Je suis un crabe ponctuel (meilleur titre), comme s’il fallait faire disparaître l’œuvre qui avait troué l’espace de la théorie poétique (elle n’existe pas), ou alors est-ce que, dans cette anthologie plutôt humoristique, l’irruption de la douleur et du deuil eût-elle tranché, je ne sais pas, il faudrait demander au poète, si vous le croisez demandez-lui de ma part, cette question me hante (à Jacques Roubaud, amical salut), mais ne lui faites pas lire ce torchon écrit à la va-vite, mon dieu, il est 15 h 50, la vie est tout de même un peu drôle, la reine d’Angleterre est morte il y a deux jours et cela a donné lieu au plus beau torrent de blagues que j’ai pu voir dans l’histoire d’internet, les blagues sur mort de la reine d’Angleterre ont redonné le moral à des millions de personnes à travers le monde, merci Elizabeth II, passez le coucou à Lady Di et à Margaret Thatcher, je suis sûr que dans le paradis des Anglais c’est éternellement teatime, tandis que dans le paradis des Français tout le monde discute pour déterminer si c’est véritablement le paradis ici, quel enfer, les Anglais sont bénis, où en étais-je, il est 15 h 56, il devient urgent de trouver une conclusion, quelque chose qui swing un peu, ou alors une idée forte pour la théorie poétique (elle n’existe pas), je ne m’y retrouve pas avec ce trio de Schubert qui traverse mes oreilles (version Julien Hanck, Maëlle Vilbert et Ambroise Aubrun), et soudain la tension redescend, le piano se fait plus lent, tempo rallentendo, il est 16 h, il n’y a pas de conclusion.

Une réflexion sur “Recherches poétiques, 3”