1. Toute la seconde partie du XXe siècle s’est engluée, à des gravités diverses, dans le heideggerrianisme. C’est-à-dire : le refus de l’examen rationnel des arguments ; la prééminence des idées et des affects esthétiques sur le discours scientifique ; un fond mystique inassumé ; le jargon pseudo-profond et pseudo-concret ; la bascule entre la haine de la philosophie et une défense irrationnelle de celle-ci.
2. La « philosophie sans sol », c’est-à-dire s’affirmant comme « pensée » et donc irréductible à la raison aussi bien qu’au système, redevient pure rhétorique : elle est inattaquable, parce que le « penseur » se déplace sans cesse, utilise des concepts vagues, dont la pseudo-profondeur fait que, lorsqu’on tape dessus, on ne touche rien. Les termes « origine » ou « authenticité » sont des objets indéfinis, donc inattaquables. Si vous ne les comprenez pas, c’est que vous êtes bouchés, que vous refusez de voir la « vérité révélée » (aletheia) : rhétorique religieuse classique. Heidegger a réuni Maître Eckhart et les sophistes.
3. Theodor W. Adorno s’est longuement inscrit dans une critique des contradictions dialectiques issues des Lumières (Aufklärung, le mot allemand étant aussi souvent traduit par « Raison »). Dans Jargon de l’authenticité, il se voit obligé de faire un retour en arrière : Heidegger et Jaspers, et avec eux toute la philosophie existentiale (« existentialisme »), sont, au regard de l’Aufklärung, des obscurantistes. Alors qu’on devrait accomplir et dépasser les Lumières (au sens du Aufhebung), toute un pan de la philosophie réactive des concepts et idées antérieures aux Lumières, qu’on eût aimé penser liquidées. D’où la rage de son pamphlet : Adorno, qui voudrait liquider les Lumières (en les dépassant), doit revenir liquider des obscurantistes. Sous-entendu, peut-être : le mouvement historique promis par Hegel et Marx n’a pas eu lieu, les ennemis anciens demeurent, et l’on n’arrive donc pas à instituer de nouvelles dialectiques. On voudrait opposer l’école de Francfort aux Lumières, mais on se retrouve avec un troisième ennemi, l’existentialisme, qui lui aussi s’oppose aux Lumières, avec des arguments pré-Lumières.
4. Le « désenchantement du monde » existe depuis qu’il y a un monde. Le monde n’a jamais été enchanté. Lire les auteurs anciens, aussi bien les Grecs que les Pères de l’Église et les romantiques, suffit à s’en convaincre.
5. Les philosophes de l’authenticité reprennent à la sophistique son arbitraire, à savoir l’absence de fondation sur une quelconque raison. Ils se prétendent néanmoins antisophistiques, parce que comme Platon ils récusent l’usage de la raison instrumentale, qui est pour eux inauthentique. L’authenticité est dans la méditation sur l’être, le reste est silence. Ce pourquoi François Fédier a pu déclarer dans une conférence : « Martin Heidegger a été le seul authentique résistant au nazisme », ce qui fait partie des plus belles saloperies jamais prononcées par quelqu’un se prétendant philosophe.
6. Martin Heidegger affirme lutter contre le nihilisme en portant une méditation sur l’être. Du point de vue nietzschéen, l’abandon de l’étant au profit de l’être est l’essence même du nihilisme. Martin Heidegger est le pire nihiliste du XXe siècle, -et c’est ce qui l’amène naturellement au nazisme.
7. D’Aristote, Martin Heidegger a résumé la biographie ainsi : « Il est né, il a pensé, il est mort ». De Heidegger, nous pourrions résumer la biographie ainsi : « Il est né, il a enculé des mouches, il est mort ».
8. Devant les images complètement kitsch que Heidegger donne de la Forêt Noire et de ses paysans, bref de son « terroir » qui n’a rien à envier aux campagnes publicitaires les plus stupides, on ne peut qu’être atterrés. Un soupçon nous vient alors. Des soupçons envers Heidegger, il y en a eu de plus fort : certains cherchent à déceler du nazisme dans tous les textes de Heidegger, même ceux écrits avant le nazisme ou qui, après 1945, professent un éloignement radical de toute pensée politique. Ce soupçon est justifié, puisque Heidegger a lui-même prêté allégeance au nazisme et a tenu un poste administratif important dans l’administration du troisième reich (le poste de « recteur », tout de même). En plus de ce soupçon de nazisme, un autre soupçon apparaît : celui de connerie. Dans le film que Margarethe von Trotta a consacré à Hannah Arendt, celle-ci revient après-guerre voir Heidegger dans la Forêt Noire, et lui pose enfin la question qui brûle tout étudiant en philosophie : « Pourquoi, pourquoi avoir été nazi ». Le personnage Heidegger répond alors : « Je n’ai jamais rien compris à la politique ». Cette réplique est la vérité même : les textes politiques de Heidegger sont d’une stupidité sans nom. Sa croyance que le nazisme allait permettre la révolution spirituelle qu’il souhait était stupide. Mais si, dans cette vie réelle, Martin Heidegger est un con, n’est-ce pas toute sa pensée qui pourrait être entachée de connerie ?
9. Dans l’édition Payot, la préface d’Eliane Escoubas comme la postface de Guy Petitdemange insistent sur le caractère excessif de la critique faite par Adorno. De mon côté, je le trouve trop gentil. Vraiment, on sent qu’il se retient de lâcher tout ce qu’il a sur le cœur. Aujourd’hui, après la publication des Cahiers noirs et la fin de la hype heideggerienne dans l’université française, on le trouve au contraire trop gentil. On est plutôt enclin à une citation comme celle de Thomas Bernhard dans Maîtres anciens : « Heidegger était un homme tout à fait dépourvu d’esprit, dénué de toute imagination, dénué de toute sensibilité, un ruminant philosophique foncièrement allemand, une vache philosophique continuellement pleine qui paissait sur la philosophie allemande et qui, pendant des décennies, a lâché sur elle ses bouses coquettes dans la Forêt-Noire. »
Je me souviens fort bien du film (2012) de Margarethe von Trotta sur Hannah Arendt. L’acteur qui incarne Heidegger le montre comme un pauvre type qui, en fait, n’a jamais fait de politique (oui, il dirigeait une Université sous le régime nazi sans que cela ne lui pose aucun problème… philosophique).
On se demande parfois comment Sartre a pu faire une sorte d’exégèse de cet « intellectuel » qu’il a heureusement dépassée pour créer sa propre vision du monde.
Le mensuel Hari-Kiri avait comme slogan : « Bête et méchant » : il pourrait s’appliquer à Heidegger, l’humour en moins ! 😉
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Depuis la « Lettre sur l’humanisme » (écrite en 1946), Heidegger a lui-même déplacé ses concepts pour faire croire qu’il avait toujours été apolitique. Alors même que des textes comme son « Discours du Rectorat » sont très clairs sur son engagement nazi et utilisent des concepts d’« Être et Temps » pour les arrimer au nazisme. Comme le résumait Nathalie Chouchan, qui fut ma professeure de philosophie en khâgne : « Pour Heidegger, aucune philosophie politique n’est possible… après 1945. »
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Oui, mais c’est comme dire « Après l’Holocauste, plus aucun art ne peut exister »… heureusement les artistes ont démenti – ne serait-ce qu’en parlant, philosophant, dessinant, racontant (Lanzmann), peignant, mis en musique ou en opéra… – cette prédiction radicale et grâce à eux l’Holocauste n’a pas été oublié.
Mais Heidegger, sans doute un peu.
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