Bribes : philosophie, travail, lecture

La philosophie commence quand tu te rends compte que non seulement chaque problème n’a pas sa solution, mais que, bien plutôt, chaque solution a son problème.


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Mécanique des réseaux : un message marche quand il est très personnel ou très politique. Plus de J’aime, de vues et de commentaires. Ici je l’ai constaté aussi. Si je ne cherchais que cela (vues, j’aime, commentaires), je raconterais les vies de mes filles et tiendrais une chronique de l’apocalypse (réchauffement climatique et technofascisme). Je passerai aussi mon temps à insulter telle ou telle gloire médiocre de notre époque ; c’est facile et tout le monde aime, car tout le monde aime se sentir plus intelligent que ceux qui ont percé. Mais je me sentirais mal, c’est à prendre en compte.


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Chaque jour je me lève en songeant qu’il faut m’organiser pour corriger les copies, chaque soir je me couche en me disant que c’est dommage de n’avoir rien corrigé.


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Je voulais écrire un passage sur les difficultés rencontrées dans le métier d’enseignant. Cependant, j’en ai déjà parlé, et le nombre de publications en ligne sur les difficultés d’enseignants est devenu immense. Les enseignants savent écrire et s’exprimer, ils peuvent donc mieux se faire entendre. Ils sont par ailleurs plus syndiqués que les autres professions. Je pensai à mes amis qui ont travaillé à l’usine des jambons d’Aoste. Vous savez, la marque « Aoste » que vous achetez en supermarché vient d’Aoste en Isère et pas d’Aoste en Italie ; la création de cette marque fut un coup de génie marketing ; certains croient qu’ils mangent du jambon traditionnel d’Aoste (Italie), mais non. Pour payer les études, dans ma région, il y avait surtout les jambons d’Aoste, plus encore que les vendanges, McDo ou animateur BAFA (j’avais fait ce dernier choix). Les amis qui bossaient dans l’immense usine n’en parlaient jamais. Je veux dire : même en posant des questions avec insistance, ils ne disaient pas en quoi consistait vraiment leur travail. Ça ne se faisait pas. Tout ce qu’on obtenait, c’était : je porte des jambons et je suis épuisé. Parler de son boulot, se plaindre de son boulot, c’est un truc de cadres, -et les profs sont des cadres parmi d’autres cadres.


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Je termine sans plaisir Vie des formes d’Henri Focillon et commence Les Raisons de l’art de Jacqueline Lichtenstein. Ce dernier livre me paraît bien meilleure, probablement parce qu’il est bien plus terre à terre, s’attache aux textes d’artistes et osculte les oeuvres de bien plus près. Peut-être suis-je comme Lord Chandos dans la lettre de Hofmannsthal : incapable de penser abstraitement. Constat assez étrange, puisque le reproche majeur qu’on fit à mes textes, quand j’étais jeune, était leur niveau d’abstraction. Cela expliquerait néanmoins pourquoi j’étais scolairement bien meilleur en histoire et en lettres qu’en philosophie, alors que je préférais la philosophie, finalement abandonnée faute d’encouragement. Désormais j’ai trente ans et passer l’agrégation de philosophie reste une idée que j’ai derrière la tête, -mais j’attends que nous ayons obtenu notre mutation pour me lancer vraiment (ou pas) dans ce projet.


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Chaque matin il me faut près d’une heure pour lire les carnets d’écrivains que je suis, -et encore une heure ne me suffit-elle pas, je ne lis pas tout ce que je voudrais. Je crois que ce qui nous réunit (on m’excusera ce « nous », alors que j’écris moins bien et suis moins arrivé que nombre d’entre eux), c’est la tristesse de vivre dans un monde pourri. J’avais envie d’écrire ceci : ce qui me donne l’impression d’être éloigné des autres, c’est mon absence complète de certitudes. Même les sceptiques en ligne semblent très certains de leur scepticisme. Tout le monde a le sentiment d’être du bon côté, peu importe le côté où ils sont. J’ai l’impression d’errer, d’avoir sans cesse mauvaise conscience, quoi que je fasse. J’avais envie de l’écrire, mais l’incertitude jaillissait aussi là-dedans : il est possible que des lecteurs lisant tous ces blogs et le mien (nous devons être une petite dizaine, une vingtaine peut-être) se disent que c’est moi qui parais bien certain de ce que j’avance, tandis qu’eux sont les plus incertains et sujets à la mauvaise conscience. Je crois que mes textes sont autre chose que mes pensées, alors même que je m’efforce à la plus grande proximité avec ce qu’on appelle parfois réalité ou vérité. C’est cela, la grande faille.

9 réflexions sur “Bribes : philosophie, travail, lecture

    1. L’autre jour, comme je suis le seul délégué syndical de mon établissement, j’ai accompagné une collègue agente d’entretien dont le handicap n’avait pas été pris en compte dans le contrat de travail et qui subissait des pressions de ses supérieurs. Mais, pour elle comme pour d’autres, il y avait la volonté de ne pas trop en parler, de ne pas se plaindre, de ne pas gêner, -tout un système de mécanismes intériorisés qui font que ces travaux sont invisibilisés. Bien sûr, le travail intellectuel peut consister à les rendre visibles, -avec le problème de parler alors à la place des personnes concernées.

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  1. Je suis en train de lire Epicure: Lettre sur le bonheur. Lettre à Ménécée. « Même jeune, on ne doit pas hésiter à philosopher. Ni, même au seuil de la vieillesse, se fatiguer de l’exercice philosophique. Il n’est jamais trop tôt, qui que l’on soit, ni trop tard pour l’assainissement de l’âme. » ……

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    1. Je crains d’en oublier, mais voici une liste au moins indicative.

      Guillaume Vissac : http://www.fuirestunepulsion.net/spip.php?rubrique70

      Joachim Séné : https://jsene.net/

      Camille Ruiz : https://camilleruiz.wordpress.com/journaux-bresiliens/

      Caroline Diaz : https://lesheurescreuses.net/

      Alice Diaz : https://fairesigne.wordpress.com/tag/alice-diaz/

      Arnaud Maïsetti : https://www.arnaudmaisetti.net/spip/

      Laura Vazquez : https://lauralisavazquez.com/reves/

      Oriane Celce : https://laumefae.blogspot.com/

      Christine Jeanney : https://christinejeanney.net/

      Anne Savelli : https://annesavelli.fr/

      Antonin Crenn : https://textes.antonincrenn.com/

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  2. C’est toujours agréable de vous lire. Vous avez le don singulier de partir habilement dans toutes sortes de directions. J’aime bien votre passage sur l’absence de certitudes. C’est fou de voir la quantité de gens qui ont besoin d’avoir sur à peu près tout des opinions tranchées, qui deviennent vite définitives, ce qui les libère bien sûr de l’épuisante tâche de réfléchir, de philosopher… Est-ce que vous pourriez nous dire quels sont ces carnets d’écrivains que vous suivez ? En passant, je me suis demandé si “Jambon d’Aoste“, ou “Jambon“ tout court, sinon “Jambon cuit“ ne ferait pas un excellent titre pour des carnets.

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  3. La liberté d’expression commence à ne plus être libre. Tant de sujets et de mots intouchables, tant d’opinions différentes. S’exprimer et partager, il faut osé, nos pensées ont leur raison d’être. J’ai aimé vous lire. Merci d’avoir visité mon blog de poésie. Bonne soirée! Amitiés

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